Dans “Le palais aux 37 378 fenêtres”, Corinne Desarzens retrace les aventures d’un encyclopédiste qui eut treize enfants de trois femmes. En seulement 10 ans, il publia 58 volumes d’une Encyclopédie mythique, récemment exhumée de l’oubli.
C’est l’histoire vraie d’un moine italien –Fortunato Bartolomeo De Felice– qui traduit Descartes et Leibniz puis aide son amour d’enfance –la comtesse Panzutti– à s’échapper du couvent-prison où son mari l’avait fait séquestrer. Elle aime un autre homme. Ils se quittent. Fortunato, devenu mendiant erre à travers l’Europe avant de s’installer en Suisse, où il se convertit au protestantisme, fonde un pensionnant pour jeunes gens et une imprimerie, avant de se lancer dans un projet fou : rassembler la somme colossale du savoir en cette fin du monde qu’est la fin du XVIIIe siècle. Son modèle est l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, publiée entre 1751 et 1772 (17 volumes de texte, plus 11 volumes de planches)… On peut mieux faire, pense Fortunato. A cette époque, alors que le droit d’auteur n’existe pas, l’Encyclopédie «de Paris» génère dans toute l’Europe une flopée de copies, éditions pirates et contrefaçons.
L’Encyclopédie d’Yverdon
Fortunato décide de fournir une version qui surpasse toutes les autres. Il s’entoure d’une trentaine de collaborateurs, presque tous protestants : historiens, biologistes, philosophes… Seul Voltaire lui résiste (faute de flatteries ?) : il refuse de prendre part au projet. Corinne Desarzens affirme que ce même séditieux Voltaire, à l’époque, craint tellement d’être condamné qu’il utilise dans ses correspondances le mot «fromage» pour désigner les livres interdits (1). Elle le cite, mélangeant des extraits authentiques d’époque avec des bouts de Jean-Louis Céline, au fil d’emprunts triturés similaires à ceux que Fortunato faisait subir aux articles (2). Le résultat peut déconcerter, car truffé de pièges : qui dit quoi ? De toutes ces libertés qu’elle prend avec l’histoire, Corinne Desarzens fait la matière d’un livre qui avant tout relève du cut-up : Casanova y croise Cendrars et des listes à la Prévert y prennent le relai de descriptions épouvantables des tortures infligées aux chats dans cette Europe encore féodale.
Sans interdits, comment désirer ?
Citant des bouts d’Encyclopédie, la romancière s’amuse à mélanger les genres. Elle fait la description précise des moeurs de l’époque. Nous sommes dans les années 1770. Dans la petite ville d’Yverdon (alors placée sous l’autorité de Berne), les savants réunis par Fortunato s’entendent à dire qu’«il n’existe pas d’érotisme spécifiquement protestant, car le protestantisme est une religion de la liberté». La sexualité est forcément moins amusante, comme dit Corinne, dans une société qui ne voit le corps de chair que comme un mécanisme à démonter. L’Encyclopédie d’Yverdon, qui paraît au rythme invraisemblable d’un volume tous les deux mois, est d’ailleurs surnommée l’Encyclopédie protestante, par allusion à son style dépouillé, sa minutie scrupuleuse, son souci de décrire des choses observées.
Pourquoi nier l’âme des plantes ?
Un Chat est un «animal quadrupède qui a 26 dents, 8 mamelles, 5 doigts aux pieds de devant et seulement 4 à ceux de derrière». La Nostalgie est la «Lune à son dernier quartier éclairé par la bruine». La Mort est la «Destruction des organes vitaux, en sorte qu’ils ne puissent plus se rétablir». Ces définitions sont-elles authentiques ? Pas forcément. Corinne Desarzens fait exprès de nous perdre, en citant des dictionnaires modernes mêlés de proverbes mapuche. Sa démonstration n’en reste pas moins exacte : à la différence de l’Encyclopédie française (D’Alembert-Diderot) qui s’attaque à la religion comme à la source de de toutes les erreurs, l’Encyclopédie d’Yverdon se veut scientifique MAIS spirituelle. Qui sait : il y a peut-être une âme dans les plantes. Pourquoi la nier, sans preuves ?
Un banquet «Fromage, amour, mort»
Pour écrire l’article Fromage, un pasteur (Gabriel Mingand) se déplace en personne dans les alpages et enquête. Jamais article sur le fromage ne sera plus complet que cette description quasi ethnographique des procédés de fabrication. Fasciné par cette définition, Corinne Desarzens y consacre un chapitre étonnant qui articule la notion de tabou et de dégoût. Dans un monde «libéré» des interdits, dit-elle, l’ultime rempart de notre imaginaire érotique c’est la répulsion. Celle que peuvent provoquer certains fromages par exemple. Leurs odeurs et leurs textures lui inspirent une liste de 54 adjectifs –corsé, souple, cassant, fleuri, végétal, onctueux– et l’étonnant récit d’un banquet, au cours duquel Fortunato et ses collaborateurs goûtent à tous ces fromages bourrés d’amines aux noms suggestifs : putrescine, cadaverine, spermicine…
«Une fois évaporés tous les parfums»
«Matière inquiétante que le fromage, persévérant dans l’état surprenant entre la vie et la mort». Tout en examinant la caillette (l’estomac d’un veau) qu’ils se passent de main en main comme une méduse, les savants se confrontent aux pâtes molles, parfois marbrées de bleu-vert, et parlent de la façon dont les fromages sont fabriqués. Il faut mélanger le contenu de la caillette (présure) avec le lait d’une vache arrachée à son petit. Ce lait «réincarné par l’action des sucs digestifs du petit veau, attaquant la sécrétion de sa propre mère» est aussi transformé par des bactéries qui sont les mêmes, exactement, que celles qui nous dévoreront. «Il existe une sorte de triomphe momentané à consommer ces prémices de notre propre condition ultime», écrit Corinne Desarzens (3), en bouclant la métaphore de ce fromage pareil à nos désirs : d’autant plus forts qu’ils se rapprochent du seuil de péremption. Son roman porte finalement moins sur l’Encyclopédie d’Yverdon que sur cette prodigieuse tendance qu’ont les êtres vivants à éclore, aimer ou créer quand ils sentent venir l’extinction.
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«L’amour cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre»
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A LIRE : «Le palais aux 37 378 fenêtres», de Corinne Desarzens, Editions de l’Aire, 2019.
A LIRE : L’Encyclopédie d’Yverdon est disponible depuis 2003 sous forme de DVD.
NOTES
(1) Corinne cite un extrait authentique de sa lettre au chevalier Jacques de Rochefort d’Ally, en page 248.
(2) Parfois même, Corinne Desarzens met, seules au milieu d’une page «des phrases / belles comme des portiques / longues comme / des nuits sans sommeil» et dont il faut deviner l’origine.
(3) Cette phrase ainsi que la phrase qui ouvre le paragraphe sont empruntés par l’auteur à Jim Stillwaggon, compagnon américain d’Anne Hovart, de la librairie Centrale (qui n’existe plus à Ferney-Voltaire, en Suisse) qui organisèrent ensemble la Première Conférence Mondiale sur le Fromage, marathon de dégustation sur le thème « Cheese, mort, sexe et folie » le 26 mars 2006.
EN SAVOIR PLUS : Billet d’Etienne Dumont
ILLUSTRATION : «Le chemise enlevée», de Fragonard, 1770. Copyyright Photo : Jean-Louis Mazières, FlickR