C'est l'histoire d'une nymphe que son bien-aimé tue, par accident. À l'époque des Médicis, le peintre Piero di Cosimo en fait un tableau-énigme que Stéphane Audeguy tente de résoudre dans son “Histoire d'amour”, un roman qui commence à Paris, après un attentat, en 2019.
Alice et Vincent s’aiment dans Paris moribond. Ils vivent près de la Zone (place de la République) entourée d’une enceinte de confinement. Dans leur rue –d’innombrables commerces ayant fait faillite après l’attentat terroriste– les rideaux de fer sont baissés. A la télévision, les reportages diffusent en boucle le spectacle des incendies qui ravagent la Grèce : réchauffement climatique. Le front de flammes va atteindre Delphes. Une journée ordinaire de l’année 2019. Vincent se rend au vernissage d’une artiste qui prétend dénoncer (encore une) la domination masculine à l’aide de techniques qui «reconduisent, tout en prétendant les détruire, un certain nombre de pratiques féminines : le tricot, l’aquarelle, la couture». Plus tard, Vincent se retrouve au Louvre devant une statue de Diane et, se penchant vers un détail du marbre –serait-ce une cicatrice sur le corps blanc de la déesse ?–, il s’étonne : Alice possède la même. Puis il s’évanouit.
Dans la peau d’Actéon, le chasseur
Il se réveille dans la peau d’Actéon qui s’enivre du sang des bêtes. C’est le début d’une histoire où se tissent les destins mêlés d’hommes, au fil d’un jeu bizarre de coïncidences. A différentes époques, ils traversent une horreur toujours renouvelée sans savoir que leurs vies se répondent en écho. Ils poursuivent la même femme. Elle n’a jamais le même visage. Ils sont les pièces d’un puzzle qui tourne autour d’un tableau ancien. Ce tableau est lui-même une énigme. Il a été réalisé par le célèbre peintre du quattrocento Pierre de Côme (Piero di Cosimo), en 1495, et porte pour titre La mort de Procris. Ce tableau est connu parce que Pierre a peint le ciel en fondant les couleurs bleues pâles du bout des doigts, y laissant de nombreuses empreintes digitales. Dans Histoire d’amour, Stéphane Audeguy, ex-enseignant en histoire du cinéma et des arts, transpose sa passion pour la renaissance italienne dans la trame d’un récit labyrinthique, rempli d’images en abîme. L’image principale, c’est celle d’une femme qui agonise.
Les paupières closes, dans une prairie printanière
Le tableau La mort de Procris s’inspire d’un mythe bien connu dans l’antiquité, dont Ovide fait le récit (notamment dans Les métamorphoses). Stephane Audeguy le résume ainsi : «la nymphe Procris a suivi par jalousie son mari Cephale à la chasse. Quand Cephale aperçoit un buisson bouger, il croit à la présence d’un gibier, lance son javelot, tue celle qu’il aimait.» Dans la version rapportée par Ovide, Cephale prend la mourante dans ses bras «et c’est sur [s]es lèvres que la malheureuse rend l’âme.» Dans le tableau, pourtant, on ne voit pas Cephale. Procris reste seule, sous le regard triste d’un faune qui lui caresse le front et d’un grand chien songeur. Un filet de sang gicle du cou de la femme, dont une main est recroquevillée. Sur une grève, dans le fond, trois molosses «semblent commenter la nouvelle de cette mort tragique». Des petits navires se perdent dans l’horizon. Une mort solitaire.
«Ce fatal penchant qu’ont tous les amants»
Pierre de Côme lui-même mourra ainsi, en 1522, lors d’une épidémie de peste. Il sera retrouvé, gisant au pied de l’escalier menant vers sa chambre. Ce tableau est-il prémonitoire ? Dans Histoire d’amour, le narrateur –Vincent– ne cesse de l’examiner, sans parvenir à en comprendre les bizarreries. Pourquoi un faune ? Où est Céphale ? De quoi parlent les chiens ? «Comme un mystère éclairant le monde», le tableau se dérobe aux explications mais fournit la matière à Stéphane Audeguy d’une étonnante hypothèse : et s’il s’agissait d’une vision mêlant les souvenirs de plusieurs vies ? A l’instar du héros de Usual Suspect (film au cours duquel un suspect improvise une fiction en s’inspirant de ce qu’il voit dans la salle d’interrogatoire), Stéphane Audeguy s’empare de chaque élément du tableau pour construire un récit de vie antérieure. Les chiens sur la grève, les navires, le corps abandonné deviennent chacun la clé d’une histoire d’amour différente, vécue dans différents espaces-temps par des personnages qui ne sont peut-être qu’un seul et même être, éternellement en quête d’une seule et même femme.
La même bien-aimée à travers toutes les vies antérieures
Ainsi se dessine, lentement, l’idée qu’aimer c’est d’abord retrouver celle ou celui qu’on attend, avant même d’être né-e. Dans Histoire d’amour, chaque récit fait l’effet d’un mirage. Les personnages se sentent seuls, étrangers au monde qui les entoure, jusqu’à ce que surgisse cette femme dont ils ignorent pourquoi c’est elle et aucune autre. Peu importe son nom. Alice, Fiora, Souaragui, Ariccia… Elle reste celle qui fut rencontrée nue, au bord d’un lac, en Grèce, à l’époque des nymphes et des métamorphoses. Elle est aussi celle que l’on perd, à n’en plus finir, avec le sentiment déchirant que l’histoire s’arrête trop tôt. Mais n’est-ce pas, exactement, ce qui fait l’essence de l’amour ? Lorsque Cephale perd Procris, Ovide raconte (dans L’art d’aimer) que cette histoire est exemplaire car l’amour est souvent son pire ennemi. Aimer, c’est vivre dans la peur de perdre l’autre. L’autre qu’on a eu tant de mal à (re)trouver.
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A LIRE : Histoire d’amour, Stéphane Audeguy, éd. Seuil, 2019.