Au nom de «la parité», la moitié des panneaux de passage piéton ont été féminisés à Genève. Les nouveaux panneaux représentent des femmes âgées, enceintes, grosses, aux cheveux crépus et en couple… Ou comment créer toujours plus de clivages et de divisions dans la société.
Nous sommes des êtres sociaux. La mise en récit du monde est notre façon de donner un sens à la réalité. Si le récit dominant voit des formes d’oppression dans les signalétiques routières, nous verrons de la phallocratie même dans les pictogrammes les plus inoffensifs.
L’humanoïde piéton cachait un mâle privilégié ?
Longtemps, les femmes ont marché dans les villes en pensant que le pictogramme «piéton» était pour elles. Maintenant les voilà sommées de devenir aware, c’est-à-dire en colère : on les a trompées. Car ce pictogramme n’est pas celui d’un être humain. C’est celui d’un homme blanc, hétérosexuel, d’âge moyen, de poids moyen et en pleine possession de ses moyens. Autrement dit : le parangon du mâle dominant. Pendant toutes ces années, les femmes étaient-elles donc victimes d’une forme d’hypnose ? Elles s’identifiaient au piéton, sans penser à mal. Elles ne se sentaient pas exclues. Mais un nouveau récit tente de s’imposer : celui de la victimisation. Ce nouveau récit pose que la fameuse «silhouette qui traverse» sur les panneaux de passage piéton contribue à véhiculer des «indications rétrogrades sur la place des hommes et des femmes dans la société» (1). Voilà ce pictogramme transformé en symbole de l’inégalité foncière entre les sexes. Ouf, sauvées (?!). Cette inégalité vient d’être enfin brisée, dans la ville de Genève, la première ville au monde à féminiser des panneaux de passage piéton.
Genève, ville pionnière de la ségrégation génitale
Depuis le 15 janvier 2020, deux-cent-cinquante panneaux permettent à Genève de traverser la rue sous l’égide d’un personnage féminin, au choix, enceinte, vieille, lesbienne, noire ou en surpoids. L’initiative de la maire de Genève, Sandrine Salerno, peut paraître grotesque (2). Elle est surtout dangereuse, et cela à plusieurs titres. Les médias français ou suisses ont déjà énuméré quelques unes des conséquences potentiellement fatales de cette opération. Dans la Tribune de Genève et dans Le Temps l’argument le plus souvent repris est qu’«en genrant les panneaux de manière caricaturale, on produit une nouvelle discrimination.» C’est ainsi que l’exprime la députée de gauche, Salika Wenger, largement soutenue par des collègues, y compris de partis rivaux. «A force de vouloir faire de l’inclusion, on exclut davantage, confirme le député Julian Alder. Il y aura toujours des personnes qui se sentiront non représentées.» Sur les six nouveaux panneaux installés (à grands frais) dans la ville, aucun ne met en scène de gay, d’handicapé-e, de bouddhiste, ni de punk à chien. Sous le prétexte d’«élargir le spectre de la diversité», ces panneaux ne font que frustrer toutes les personnes qui ne s’y reconnaissent pas, ouvrant la voie à des réclamations sans fin.
Des stéréotypes… pour lutter contre les stéréotypes ?
Par ailleurs, aucun ne met en scène une femme en pantalon et aux cheveux courts : à trop vouloir réparer l’injustice soi-disant faite aux femmes, les concepteurs des panneaux ont fini par verser dans les clichés les plus éculés. Le problème avec les pictogrammes c’est en effet qu’ils doivent être lisibles, par tout le monde, dans l’espace public. Le pictogramme est par essence caricatural. La «silhouette qui traverse» avait le mérite de figurer l’humain sous la forme la plus épurée, sans préjuger de ses qualités (sexe, âge, ethnie, morphologie, etc). Avec ces nouveaux panneaux, voilà les femmes ramenées 50 ans en arrière, à l’époque des robes et des cheveux longs. Féminiser la signalétique, c’est reproduire la division binaire déjà à l’oeuvre dans les WC publics. C’est surtout accréditer l’idée (incroyablement misérabiliste) que les femmes ne sauraient se déplacer dans la ville comme les autres humains : il leur faudrait des panneaux spéciaux, parce que sinon elles seraient blessées.
Des panneaux qui rappellent à l’ordre
Comment peut-on voir du féminisme dans une conception de la femme si manifestement rétrograde, qui recycle les clichés misogynes du XIXe siècle ? Cette initiative non seulement ramène les femmes à leur sexe mais à leur faiblesse supposée. Comble du sexisme : ces panneaux féminisés –qui renvoient les piétons à leur assignation de genre– fonctionnent comme un rappel à l’ordre de façon tout à fait comparable au harcèlement de rue. Dans la ville, plus possible de se promener tranquillement, en profitant juste d’être soi. Il faut désormais être son organe génital, sa couleur de peau, son grand âge ou son surpoids… en attendant la création de toutes sortes d’autres catégories réductrices de l’humain, dans lesquelles les autorités «éclairées» entendent enfermer leurs citoyens (hommes et femmes), sous couvert de les éduquer.
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NOTES
(1) Source : une «Proposition d’activités pédagogiques pour les élèves de 7e à 9e années», publiée dans le Canton du Vaud en 2016, à l’attention des professeur-es, afin de les encourager à enseigner aux enfants le petit catéchisme de la victimisation (au prétexte d’enseigner l’égalité homme-femme). Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont certaines théories sociologiques sont simplifiées à outrance et appliquées de façon abusive et néfaste à tous les pictogrammes, sans distinction de genre (sic), sans nuance et finalement sans reflexion jusqu’à délivrer un message en contradiction totale avec les intentions initiales de leurs auteur-es.
(2) Et pendant ce temps-là, à Genève, on continue d’abattre des vieux arbres et de détruire des maisons anciennes alors que les citoyens multiplient les pétitions pour arrêter le désastre.