Comment s’intégrer dans une société qui vous juge sur votre apparence ? Alors que le mot «grossophobie» entre dans le dictionnaire, un ouvrage intitulé “Chairissons-nous” propose d’être non pas “complaisant” mais “bienveillant” envers nos corps et ceux des autres.
En 1994, en France, Anne Zamberlan publie un livre intitulé Je suis grosse et alors ?, sous-titré Coup de gueule contre la grossophobie. Dans leur édition 2019, Le Robert illustré et Le Petit Robert intègrent ce néologisme qu’ils définissent ainsi : «attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids». Pour beaucoup, c’est une victoire. Il semble en effet rassurant de savoir qu’un mot existe désormais pour désigner ce «dégoût viscéral qu’a la société des corps gros […] et qui se manifeste parfois via les discriminations à l’embauche, parfois via la maltraitance médicale, et souvent au sein de l’entourage familial» (source : Kiyemis sur Buzzfeed). Grâce à ce mot, il deviendra peut-être plus facile de dénoncer la stigmatisation dont souffrent les personnes corpulentes ou obèses. Mais, grâce à ce mot, il deviendra aussi plus facile d’évacuer les raisons pour lesquelles certaines personnes sont en surpoids : il suffira de dire «Je souffre d’être humilié-e / agressé-e», de reporter la faute sur les autres (ceux qui vous blessent), de les traiter de grossophobes, peut-être même de leur intenter des procès… en laissant impunis les vrais responsables.
Des substances addictives glissées dans nos aliments
Les vrais responsables ? Ce sont ces gouvernements laxistes qui laissent les industries agro-alimentaires produire des aliments ultra-transformés bourrés d’ingrédients et d’additifs artificiels qui ne rassasient pas mais au contraire créent le réflexe d’en reprendre. «Si vous vous y habituez très jeune, alors il est probable que vous deveniez un client à vie de ces aliments.» Ainsi que l’expliquent deux chercheurs sur The Conversation, «les enfants sont particulièrement ciblés» et beaucoup de ces aliments – dénués de tout intérêt sur le plan nutritionnel – sont abusivement présentés comme «sains» (enrichis en fibres/vitamines/minéraux, bio, etc) et volontairement mal étiquetés (1) afin de tromper les consommateurs. «Si ces aliments disparaissaient brusquement, la seule conséquence serait une amélioration générale de la santé.» (source : «Épidémie d’obésité», RTS) Mais ces aliments ne seront jamais interdits, car ils représentent une véritable manne pour la télévision par exemple, qui diffuse en continu des publicités pour ces sodas et ces desserts lactés, surtout à l’heure des émissions pour enfants. Peut-on encore parler de publicité face à un tel matraquage ?
Le mot «grossophobie» est-il un leurre ?
Sachant que l’obésité est d’autant plus répandue que le milieu social est défavorisé, sachant que les lobbies agro-alimentaires profitent du laxisme ambiant – ou de la complicité des autorités (2)– pour produire des aliments qui mettent en danger la santé des consommateurs, il paraît presque futile, voire vain, de savoir que le mot «grossophobie» est maintenant entré dans la langue. Quelles sont les vraies causes des souffrances endurées par maintenant 56,8% d’hommes et 40% de femmes en France ? Ce n’est certainement pas en militant pour l’«acceptation» des personnes en surcharge pondérale qu’on règlera le problème. Bien qu’il soit important, bien sûr, que ces personnes soient protégées des agressions et des malveillances, une approche plus critique s’impose que celle qui consiste à reporter la faute sur les grossophobes. C’est sur ce point que la lecture du livre Chairissons-nous ! s’impose : dans un chapitre intitulé «Du couple bienveillance – complaisance », Myriam Moraz-Détraz, enseignante à l’EFLE (Université de Lausanne) défend l’idée suivante : la bienveillance envers les corps (le nôtre ou celui des autres) ne peut en aucun cas justifier la complaisance.
Ne pas confondre bienveillance et complaisance
«La complaisance se nourrit d’hypocrisie et d’indulgence feinte qui emprisonnent l’autre et soi-même dans un univers mièvre, flirtant avec les séries américaines, dont le manichéisme berce et endort l’esprit peu enclin à une réflexion approfondie. La complaisance plaît parce qu’elle flatte nos egos meurtris et fatigués de cette course au rendement à tout prix, à la productivité imposée par une société dans laquelle il faut toujours gagner le haut du podium. En outre, la complaisance permet de s’assujettir l’autre afin qu’il reste dépendant, vu qu’il n’acquiert de valeur que dans le regard justement complaisant que nous allons poser sur lui. Bien loin d’un chemin vers l’indépendance et l’accomplissement de ce qui rend un être humain entier et libre, la complaisance va le maintenir dans un état de codépendance […]. Au contraire, la bienveillance libère, car elle n’est pas engendrée par l’illusion. Le regard sur l’autre est empreint de bonté, tout en maintenant cette dimension lucide qui va permettre à l’autre de se retrouver. On ne lui offre pas un miroir dans lequel son image est sublimée, mais une vision qui peut lui servir de guide à la mesure de sa propre appréciation.»
Mieux vaudrait protéger les consommateurs que leur faire la morale
Pour Myriam Moraz-Détraz, la bienveillance ne peut se déployer que dans une dimension éthique, à la différence de la complaisance qui «s’apparente à de la lâcheté, un atout confortable pour justifier une tolérance infinie.» Autrement dit : méfiance avec les mots et les attitudes qui permettent de se donner bonne conscience à moindre frais. Ce n’est pas en défendant le droit des gros-ses à ne pas s’excuser de leur poids, ni en militant pour que des modèles dites «rondes» puissent apparaître sur des affiches publicitaires, que l’on aidera efficacement ces personnes. Il se pourrait même, d’ailleurs, que loin de les aider cela ne fasse que leur nuire : lorsqu’on se bat pour imposer la légitimité des corps en surcharge pondérale, ne donne-t-on pas un blanc-seing aux marchands et aux publicitaires pour qu’ils continuent de vendre des aliments toxiques ? Quel compromis trouver ? Il s’agit d’éviter tout autant la stigmatisation que la normalisation et de redonner du sens à l’idée même de responsabilité collective : au lieu de dire aux gros-ses qu’ils devraient faire du sport (ce qui est inutilement culpabilisant), il serait bien plus avisé que les pouvoirs publics régulent le marché de l’agro-alimentaire.
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DEUX QUESTIONS À MYRIAM MORAZ-DETRAZ
Que pensez-vous du terme grossophobie ?
Que ce terme ait été créé révèle que nous vivons dans une société malade où l’on stigmatise une particularité morphologique, physique. En reprenant le couple bienveillance/complaisance, il me semble que dans ce cas un regard bienveillant est indispensable, car il y a toujours une souffrance derrière le surpoids. Le surpoids sert de protection pour masquer un mal-être auquel on ne parvient pas à faire face. Cependant, la complaisance n’est pas de mise. On ne soulage pas la souffrance avec de la complaisance, au contraire, il s’agirait le cas échéant d’une manière de minimiser ce que cela représente à tous les niveaux, personnel, professionnel et social. La complaisance se révélera réductrice car elle annule la souffrance derrière les bonnes intentions. Décrypter avec bienveillance permet d’apporter une solution et un soutien alors qu’accepter avec complaisance ne permet pas d’aller au-delà et de dépasser les écueils et les obstacles.
Dans un discours plus politisé, il faudrait que cette grossophobie puisse au moins attirer l’attention sur les écarts et les injustices sociales engendrés et encouragés par des lobbys financiers dont le seul but est de faire du profit, au détriment de l’état de santé d’une population. C’est là aussi qu’une vision complaisante n’est pas de mise car elle encourage de telles pratiques plutôt que de les dénoncer.
Que pensez-vous des concours Miss Ronde ?
Dans une perspective bienveillante, je dirais que c’est très bien qu’ils aient été instaurés. Ensuite, il me semble que tout concours de ce type «Miss» ou «Mister» quelque chose, c’est-à-dire élire le/la plus beau/belle est totalement déplacé. C’est le propre d’une société qui favorise la compétition, la rivalité et la concurrence poursuivant un but totalement superficiel : l’apparence. Cette course à l’apparence est justement l’apanage d’une société malade qui n’est plus en quête de valeurs transcendantes essentielles mais reste à la surface pour ne célébrer que la forme et l’enveloppe. On se retrouve à prôner le culte d’une coquille vide dénuée de profondeurs, de qualités et de valeurs, si ce n’est celles de la surface, du paraître.
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A LIRE : Chairissons-nous ! Nos corps nous parlent, de Stéphanie Pahud, avec la participation de : Frédéric Beigbeder, Sunny Buick, Artgod Father, David Foenkinos, Philippe Liotard, Dunia Miralles, Charles Moraz, Myriam Moraz-Détraz, Albert Moukheiber, Raphaël Pasquini, Pascal Singy, Fred Valet et Nys Vanessa. Editions Favre, 2019.
Aliments ultratransformés : de quoi parle-t-on ?, d’Anthony Fardet (Chargé de recherche, Université Clermont Auvergne) et d’Edmond Rock (Directeur de recherche, Inra), The Conversation, 29 mai 2019.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER ENTROIS PARTIES : «Body positive : une imposture ?» ; «Fat positive : et si c’était négatif ?» ;«Grossophobie : un mot nouveau, pour quoi faire»
NOTES
(1) Pour n’en donner que quelques exemples, la plupart des boîtes de céréales devraient être vendues au rayon confiserie et certaines «eaux minérales aromatisées» au rayon boissons sucrées.
(2) «Aux Etats-Unis les lobbies agro-alimentaires ont payé les chercheurs de Harvard pour dire que ce n’est pas le sucre qui est en cause mais le gras ou d’autres choses. Réduire le sucre serait une catastrophe économique pour le pays. Voici le site du documentaire : http://sugarcoateddoc.com.» (Myriam Moraz-Détraz)