Lorsqu’il meurt en octobre 1968, Marcel Duchamp lègue une oeuvre posthume montrant une femme allongée, sans tête, cuisses écartées sur une vulve glabre, blanche, lisse : pourquoi la femme est-elle rasée ?
L’oeuvre s’intitule “Étant donnés : 1 ° la chute d’eau, 2 ° le gaz d’éclairage…”. Elle a été élaborée en secret, pendant 20 ans (de 1946 à 1966), dans un atelier dont Marcel Duchamp disposait gratuitement avec son petit appartement de la 14e Rue Ouest, à New York. Duchamp demanda à sa femme Teeny et à son ami Bill Copley qu’elle ne devrait être montrée au public qu’après sa mort. Après son décès, Étant donnés fut démontée puis remontée au Musée de Philadelphie en trois mois à partir d’un manuel intitulé “Approximation démontable”. C’est toujours là qu’on peut la voir. Il s’agit d’une porte de grange. La porte est fermée, hermétiquement. Elle est percée de deux petits trous. Lorsqu’on regarde à travers ces trous… surprise. À l’intérieur, un mur vous fait face. Par une brèche ouverte dans ce mur (constitué de 69 briques), on peut voir une femme nue, allongée sur un lit de brindilles, jambes écartées. Elle tient dans la main gauche un bec Auer qui éclaire un paysage bucolique au ciel d’un bleu voilé, dans lequel une cascade étincelante mue par un moteur invisible se déverse dans un lac embrumé. Le décor idyllique (1), en diorama, fait penser à un vert paradis. Le corps nu gît, offert, impudique. Son sexe violemment éclairé par un spotlight de 150 watts saute aux yeux. Mais qu’y a-t-il à voir ?
Un remake de L’Origine du monde ?
Certains critiques d’art ont souligné bien sûr la similitude entre ce sexe et celui de L’Origine du monde. «Duchamp l’avait vue à La prévôté, la résidence secondaire de Jacques Lacan, à Guitrancourt près de Mantes-la-Jolie, le septembre 1958», explique Yiannis Toumazis (dans un article intitulé «La mythologie hermétique d’Étant donnés»). De fait, le cadrage du sexe féminin dans les deux oeuvres est très proche : il s’offre dans l’axe de la vision du spectateur, suivant un angle analogue. Mais il y a une grosse différence : le sexe mis en scène par Courbet est poilu. Celui de Duchamp est lisse. Détail futile ou révélateur ? «Duchamp, dans les années vingt, voulait tourner un film en relief où l’on aurait vu la Baroness Elsa von Freytag-Loringhoven en train de s’épiler les poils du pubis», racontent Jacques Caumont et Françoise Le Penven (dans Système D). Yiannis Toumazis précise : «Les poils pubiens féminins étaient une question à laquelle les dadaïstes et les surréalistes s’intéressaient vraiment beaucoup.» Duchamp lui-même entretenait un rapport singulier avec les poils. Sa première épouse, Lydie Sarazin-Levassor, raconte (2) : «Il avait une horreur presque maladive de tout poil. Outre qu’il trouvait cela laid et sale, cela, disait-il, est un trop grossier rappel du fait que l’homme, après tout, n’est qu’un animal un peu évolué.»
Le poil c’est bestial : matériel et brutal
Il en avait une telle horreur qu’il «guettait sur son corps très soigneusement épilé, l’apparition du moindre duvet pour le faire instantanément disparaître.» Lydie Sarazin-Levassor précise que, pour un peu, Marcel Duchamp se serait rasé la tête «mais il reconnaissait que ce n’était pas seyant.» Lorsqu’ils se rencontrèrent, Duchamp invita d’ailleurs la jeune femme «à suivre son exemple et à procéder à une épilation totale. Pourquoi pas, si cela lui faisait plaisir ? Ce fut une séance mémorable car le produit employé, très efficace, à base de souffre, dégageait une odeur caractéristique qui me poursuivit au moins quarante-huit heures.» On pourrait trouver cette anecdote sans intérêt. Oui, Duchamp préférait les corps glabres. Et alors ? Cela peut-il permettre de comprendre son oeuvre ? Les interprétations sont nombreuses. L’une d’entre elles inscrit la haine du poil dans le cadre d’une pensée profondément hostile à ce que Duchamp nomme la bestialité, à savoir le matérialisme : «face-à-face avec un monde fondé sur un matérialisme brutal où tout s’évalue en fonction du BIEN-ÊTRE MATÉRIEL», ainsi que Duchamp le formule (3), l’artiste se doit de défendre des «valeurs para-spirituelles.»
«Ne sentez-vous pas cette puanteur ?»
Le problème c’est que –depuis 1860– les artistes ne défendent plus l’esprit, dit Duchamp : «Méfiez-vous des artistes ; les artistes sont des bêtes […] Tous les artistes depuis Courbet ont été des bêtes. Tous les artistes devraient être internés pour hypertrophie de l’ego. Courbet a été le premier à dire : “Acceptez mon art ou ne l’acceptez-pas, je suis libre”. C’était en 1860. Depuis cette date, chaque artiste a eu le sentiment qu’il devait être encore plus libre que le précédent. Les pointillistes plus libres que les impressionnistes, les cubistes encore plus libres, et les futuristes et les dadaïstes, etc. Plus libre, plus libre, plus libre – ils appellent cela la liberté. Les ivrognes sont mis en prison. Pourquoi l’ego des artistes devrait-il être autorisé à dégorger et à empoisonner l’atmosphère ? Ne sentez-vous pas cette puanteur ?» (4). Pour Duchamp, Courbet inaugure l’ère de cette fausse liberté qui consiste à «se distinguer» en signant des oeuvres provocatrices, basées pour l’essentiel sur la transgression d’interdits (5). La belle affaire ! Duchamp déteste ce qu’il nomme les «produits physiques». Il les déteste autant que les poils.
Le poil comme signe conventionnel de la différence des sexes
Dans un ouvrage intitulée Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), Alain Boton, explique : le poil «représente le regard rétinien, dans ce qu’il peut avoir de particulièrement trivial et libidineux.» Il en veut pour preuve la moustache que Duchamp a rajouté sur la Joconde, accompagnée de la phrase «Elle a chaud au cul» (LHOOQ) : ce sur quoi vous mettez des poils devient vulgaire, lubrique, voire vénal. Sur le sexe d’une femme, les poils évoquent forcément quelque chose qu’il faut posséder. Et quand il n’y en a pas ? Le sexe, alors, échappe aux tentatives d’appropriation. Il devient le symbole d’un manque. Raison peut-être pour laquelle Étant donnés évoque tant la boîte à fantasmes : on peut voir à travers les trous, mais impossible de pénétrer. Le corps de la femme allongée s’offre dans le vide. Privé de poils, il est privé de ce qui lui donne, symboliquement, la valeur d’un appât sexuel. Alain Boton cite Bergson qui offre une lecture possible de l’oeuvre : «l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même.»
Reste à savoir qui était cette femme dont le corps nous échappe à jamais ? La suite lundi.
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A LIRE : Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), Editions Fage, 2013
Yiannis Toumazis, «La mythologie hermétique d’Étant Donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage», in Art et mythe, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2011.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Duchamp : «une horreur presque maladive de tout poil»» ; «Marcel, martyr de l’amour ?» ; «Jules et Jim : une histoire vraie».
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NOTES
(1) «Au fond de l’installation on distingue un paysage en trompe l’œil qui est une photographie en noir et blanc, coloriée à la main, des cascades de Morestay, en Suisse où Duchamp a séjourné en 1946, avec son amie Mary Reynolds. Au devant de cette vue coule une chute d’eau, réalisée en illusion optique à l’aide d’un tambour rotatif percé de trous, et d’un projecteur.» (Source : article de Hughes Henri, de l’Université de Paris La Sorbonne, «Genèse de réception et postérité d’Étant donnés…», sur Academia).
(2) Sarazin-Levassor Lydie, Un échec matrimonial. Le cœur de la mariée mise à nu par son célibataire même, Dijon, Les presses du réel, 2004, p. 69-71.
(3) Source : «L’artiste doit-il aller à l’université?», Allocution de Marcel Duchamp à l’Université d’Hofstra, New York, 1960. Reproduit dans Duchamp du signe, Flammarion, 1994, p. 236-239.
(4) Idem.
(5) Pour Duchamp, Courbet est par excellence le peintre d’une idéologie de l’individualisme matérialiste : c’est Courbet qui a «introduit l’accent mis sur le côté physique au XIXe siècle.» Duchamp ajoute qu’en ce qui le concerne, la transgression de la morale bourgeoise ne l’intéresse pas. Ce qu’il veut ? «remettre la peinture au service de l’esprit.»