Je ne sous-estime aucune souffrance, même pas celle d’être privée d’internet durant deux jours. La joue fendue à vif dans le sang séché sur un carrelage froid, les jambes mouillées mais réchauffée par l’urine, je fais de l’économie d’énergie. Bouger le petit doigt revêt des allures épiques pareilles à la conquête de Pluton.
Je dors dans l’espoir d’être en plein rêve.
Tout est brisé, ma mâchoire, mon dos, mes bras, j’ai l’illusion que sans mouvement, tout se recollera tout seul. Je divague aussi.
Je suis presque décédée.
Presque morte d’une sentence que j’ai moi-même signée d’une encre électronique à 23:58 précises.
J’ai participé à un concours de nouvelles.
J’ai pressé le bouton « Envoyer » de ma boîte de courriels. Le concours de nouvelles « Quais du polar » touchait à son crépuscule. Peu avant minuit, je suis sortie de mon sommeil morveux pour appuyer sur « Envoyer ». Je devais vraiment vouloir participer.
C’est un monde d’hommes qu’est cette compétition. Les lauréats sont des hommes, les références sont masculines, rien ne présageait une quelconque victoire. L’événement est sponsorisé par un grand groupe de presse prestidigitateur de la culture de masse.
Ma participation relevait plus de la bêtise que de l’improbabilité. Brûlait ardemment dans mon corps flasque le désir d’embêter un jury.
Raconter une histoire agaçante et annoncer une porte ouverte sur les petites certitudes d’une littérature policière, communément flanquée d’une femme fatale forcément sous le charme d’une crapule au bon cœur. Un anti-héros, qui à force de traverser les ténèbres, entrevoit de la lumière. Forcément salvatrice de son âme torturée, d’un cœur retrouvé au bain marie d’alcool, a fortiori essoré.
Je nourrissais l’ambition de tourmenter, d’enquiquiner, comme chier au milieu d’un marché aux fleurs. Je finis brisée comme un vase.
Mettre en scène textuellement le viol présumé du 36 Quai des Orfèvres, perpétré par des policiers, voilà ma folle entreprise. LE fait divers de l’année 2014. La prétention de perturber des hommes qui considéraient le genre comme une chasse gardée, et s’en congratulait, m’a menée loin. Loin de la vie.
Je me suis réappropriée un fait divers aussi glauque que sensationnel, avec en supplément l’élément qui fait exploser la mixture, le terrorisme. Ma nouvelle demeurait plus une menace qu’une création artistique de qualité moyenne, qu’un coup de folie, de la part d’une femme qui élevait l’ennui au rang d’art.
Aujourd’hui, mes côtes cassées se confondent dans la douleur avec la rigidité des plaques de pierres de ce sol puant. Dans trois heures, j’appellerai la mort pour qu’elle vienne me chercher.
Dans ce texte sulfureux, né de mes doigts boudinés et de mon cerveau enflé par la lumière artificielle des néons de la bibliothèque de Clamart, je me vengeais de tout. Dans la peau d’une autre, être de papier, protagoniste, de mon propre scénario, je vomissais ma haine. J’esquisse mes noms et prénoms. J’avance démasquée et masquée à la fois. Étrangère et connue, incarnée et décharnée.
Dans ce récit sulfureux, l’être de papier, devant la cité judiciaire, du Quai des Batignolles, nouveau Quai des Orfèvres, ceinturon au flanc, s’éclate les entrailles tel un kamikaze. Une ceinture explosive plus « Boom » que « Bloomingdales ». Moi l’être de chair, délesté du personnage de papier, je suis plus cardiaque qu’un hamster. Impensable dans la vie vraie, dénuée pourtant de vérités.
Au fil des mots, je dessine une féministe affublée du hit-parade de l’adjectif : extrémiste-terroriste. Flagorner cette ambition folle de penser sans les autres.
Je portrais comme une photocopieuse. Elle me ressemble. Quelques similitudes troublantes se dessinent sur des traits physiques.
La vengeance habite mon personnage, le désir ardent de mettre à mal un système judiciaire qui banalise le viol, l’ignore ou mieux, le pratique dans la chair et dans la tête, ce deuxième viol, la culpabilité.
À la réception de la nouvelle, effet d’une bombe, le jury du concours « Quais du polar » flippe sa race… et celle des autres. L’adresse IP de l’ordinateur expéditeur du manuscrit est identifiée, mon lieu de résidence est retrouvé. Cinq heures du mat’, cueillie et arrachée à la racine de mon lit.
L’imagination est le patchwork d’une réalité bien moins créative et d’un désordre précoce, mais une réalité quand même. Factuellement, sur cette base, je suis morte dans une cellule de commissariat, en garde à vue, sur la base d’une nouvelle loi anti-terroriste, qui justifie un meurtre en prévention de crimes.
Cette nouvelle est un appel au secours.
Je suis 2022.
(cc) Alex Eylar
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