«Quand je rencontrais un mec qui me plaisait, je me disais: ouf ce n’est pas vrai, en fait je suis hétéro!», avoue Anne en riant. La trentaine, cette doctorante en littérature américaine fait partie du Groupe bi de Genève. Elle a mis du temps à s’accepter. «Je viens d’un milieu évangélique. La perspective d’être attirée par une femme me terrorisait, même si c’était le cas pendant mon adolescence», avoue-t-elle.
Profond soulagement
Passage à la «normalité»: pendant quelques années, Anne est en relation stable avec un homme. Mais à 25 ans, elle décide de s’assumer. «J’ai été en lien avec deux femmes puis avec un homme bisexuel. Intégrer à ma vie cette bisexualité qui me semblait si menaçante est un profond soulagement», dit-elle. Anne est maintenant en couple hétéro depuis deux ans, son compagnon sait qu’elle aime aussi les femmes et il le vit bien. «J’ai été claire depuis le début. Je pourrais aussi envisager mon avenir et une famille avec une femme», précise-t-elle. Ne lui manquent-elles pas trop lorsqu’elle est avec un homme, et vice-versa ? Anne rigole. «C’est un vrai préjugé. En réalité, personne ne peut combler tous nos besoins, quelle que soit notre orientation sexuelle», souligne la jeune femme.
S’autoriser la liberté
S’assumer en réconciliant son identité et ses actes: c’est la libération que vit Michel, 52 ans et quatorze ans de vie conjugale hétéro derrière lui. «Mon ex se posait des questions sur mon orientation sexuelle. Moi aussi, d’ailleurs! J’avais des fantasmes homosexuels et j’étais tombé amoureux d’un homme à l’âge de dix-neuf ans. Je n’avais pas pu l’assumer: je craignais trop la réaction de mon père», avoue-t-il. Michel ne «s’autorise» à se poser des questions et à passer à l’acte avec des hommes qu’au moment de son divorce à l’âge de 44 ans. Désormais célibataire, il dit être ouvert à toute relation «quel que soit le genre ou le sexe d’une personne» tout en précisant avoir eu «davantage d’histoires sentimentales avec des femmes, et de fantasmes envers les hommes».
L’amour des femmes, le désir des hommes… Julien aussi fait la distinction. A 38 ans, en couple hétéro depuis trois ans, il préside le groupe de parole des bisexuels de l’association 360. «Enfant, je sentais que je devais choisir qui aimer. J’ai refusé cette barrière: je voulais pouvoir aimer tout le monde», dit-il. Petit, on le prend pour une fille et il «adore» les chaussures à talons de sa mère. Adolescent, Julien entretient une «forte amitié» avec un garçon, mais ce n’est qu’à 28 ans qu’il a sa première expérience homo. «Mes copines ne me trouvaient pas assez viril, je ne me sentais bien dans aucun milieu. La vraie souffrance des bi, c’est le décalage avec la norme», affirme-t-il, l’âme un brin torturée.
La norme en question
La norme. Si elle pèse si lourd sur les bisexuels, c’est qu’ils la remettent en question, comme l’explique Lorena Parini, politiste et maître d’enseignement et de recherche en études genres à l’université de Genève. «Toute société comporte des standards de genre, de sexe et de sexualité. Ils sont binaires: on est un homme ou une femme, on aime un homme ou une femme. L’entre-deux – intersexes, transgenres, androgynes, bisexuels – interroge la norme centrale binaire».
Et les homos, qui ont créé leur propre norme pour revendiquer des droits, ont du mal à accepter les bisexuels. «Ils ont le sentiment qu’être à la fois homo et hétéro, c’est un acte de traîtrise envers un groupe minoritaire et discriminé», explique Denise Medico, psychologue et sexologue spécialisée dans les questions LGBTI. Anne raconte ainsi que sa première copine était certaine qu’elle était lesbienne. «Elle me disait: tu vas le découvrir, ce n’est qu’une question de temps! Les homos sont parfois plus agressifs que les hétéros envers nous. Ils veulent qu’on choisisse notre camp», explique-t-elle. Ce qui revient, pour un bi, à faire disparaître la moitié de lui-même.
«On voudrait juste avoir le droit d’exister», s’insurge Julien. «Je ne suis pas hétéro, je ne suis pas homo: je suis moi-même, et j’emmerde les définitions », s’exclame-t-il, soulignant que «ceux qui ont une sexualité atypique sont plus fragiles: ils peinent à trouver d’autres personnes avec qui partager leurs doutes et leur chemin». «On pourrait dire qu’il y a plusieurs formes de bisexualité» explique Denise Medico. «Les monogames sériels, tantôt en couple avec un homme, tantôt avec une femme. Les expérimentateurs, qui veulent explorer leur sexualité et remettre les normes en question. Puis les personnes qui sont attirées sexuellement et amoureusement par des personnes de genres différents. Par exemple, certains hommes qui fréquentent les lieux de rencontre entre hommes ne sont pas forcément des homosexuels qui n’osent pas sortir du placard. Parfois, ce sont des hommes qui aiment vraiment leur femme, d’un sentiment de tendresse amoureuse, mais qui fantasment sur des hommes», raconte Denise Medico. Pour elle, cela peut expliquer pourquoi le mouvement bi est encore discret. «Les bisexuels les plus visibles, ceux qui aiment indifféremment un homme ou une femme, sont une minorité», note-t- elle. Et cette double attirance est mieux vécue par les femmes. Non seulement parce qu’elles sont moins stigmatisées, mais aussi parce que leur sexualité est plus fluide, moins compartimentée que celle des hommes.
Le coeur avant tout
D’ailleurs, Anne n’aime pas trop les catégories. «Un bisexuel est bisexuel parce que cela correspond à quelque chose qu’il ressent, point final», soutient la doctorante. Au fond, c’est peut-être de cela qu’il s’agit: vivre selon son désir et son coeur en tordant le cou aux définitions, aux préjugés et aux classifications qui enferment et qui blessent. Et si le combat des bisexuels était en réalité notre lutte à tous?
Pour contacter le groupe bi de 360: Julien au 076 203 22 24 ou bi@360.ch
» association360.ch/groupe-bi