Cet article Note de bas de page – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël provient de Manifesto XXI.
Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer et peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « biens », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory.
Valentin n’aurait jamais pensé que la sortie tant attendue de son premier livre, tiré de sa thèse, serait le point de départ de la plus grande injustice qu’il aurait à subir dans sa vie. Il ne cesse de lire et relire l’unique recension, rien ne lui a été épargné, dans cet article réalisé par une « parfaite inconnue, sans autorité dans la matière ». Comment cette personne pouvait-elle sérieusement qualifier son ouvrage de « limite masculiniste » ?
Valentin aime les livres. Dans son groupe d’amis, il jouit du qualitatif d’intellectuel, qu’il feint de nier, mais ses petits gloussements cachent mal le plaisir que ce titre lui procure. Il aime les livres, les commenter, en débattre et les recommander, ou plutôt les prescrire. Un livre pour chaque problème, et un problème pour chaque livre. Et comme tout amoureux des livres, de la Culture, la liste des choses qui le révolte reflète son sens certain de la morale et du beau: les liseuses électroniques, la musique avec « des paroles qui ne font pas sens », les personnes qui jettent les livres, celles qui lisent des ouvrages indigents : succès commerciaux, arlequins, mangas (liste non exhaustive), les personnes qui n’ont pas lu les sept tomes de A la recherche du temps perdu, mais aussi celles qui ont gaspillé leur temps à lire tous les tomes du Seigneur des anneaux, les blockbusters, les personnes qui ne savent pas prononcer correctement Durkheim ou Brecht.
Mais il serait faux de définir Valentin comme un rabat-joie, au contraire c’est un bon vivant. Il aime aller boire des verres avec sa bande de copains, discuter du sujet de sa thèse en littérature – qu’il a finalement soutenue l’an dernier après neuf ans, la quête de la perfection étant un fardeau, néanmoins allégé par le soutien financier constant de ses grands-parents – de l’esthétique, de la laideur dans la littérature allemande de l’entre-deux-guerres, de la dégradation de la qualité stylistique dans les journaux, de politique, de sport et de société. Et comme tout intellectuel progressiste et humaniste, il est évidemment féministe. Il se sent même offusqué qu’on puisse imaginer le contraire, il est d’ailleurs celui qui émet des « rhoo non, vous pouvez pas dire ça » lorsque ses chers amis s’adonnent à leurs blagues quelque peu bourrues sur la gente féminine. Son fait d’arme est d’avoir converti au féminisme plusieurs jeunes demoiselles à l’université, en leur conseillant bien sûr la lecture de Simone de Beauvoir, Virginia Woolf et La Servante écarlate. Il conseillait rarement d’autres livres, tant ceux-là avaient dit l’essentiel et le nécessaire (précisons également que son activité universitaire lui laissait peu de temps pour découvrir des ouvrages étrangers à son domaine). Son rôle de Pygmalion avait permis d’approfondir ses relations au-delà des « carcans bourgeois 1 » universitaires. En-dehors de l’université, il s’attelait aussi à éviter ces mêmes carcans bourgeois en (certains diront « sabotant ») entretenant « une défiance vis-vis de l’enfermement », dans ses relations avec les femmes de son âge.
Valentin aime les livres, il est maître de conférence dans une université publique respectée et respectable (la même où son père et deux de ses oncles ont fait carrière). Valentin lit des livres, écrit à propos des livres, écrit en s’inspirant des livres, s’essaye même à écrire son premier roman. Mais depuis quelques semaines, Valentin, un féministe, un homme éclairé, un humaniste qui a voté Ségolène Royal et Anne Hidalgo, est un auteur debout face à la plus grande injustice.
Son courrier de protestation à la revue universitaire est resté lettre morte, mais il ne s’est pas déclaré vaincu. Valentin est un battant. En bon universitaire, il a fait ses recherches. La recension a été réalisée par une Américaine (il connaît leur sensibilité), professeure adjointe en littérature allemande et études de genre. Il a épuisé quatre jours à la rédaction d’un courriel, revenant minutieusement, point par point sur le contenu de la recension. Son courriel de 1400 mots dans l’allemand le plus cordial et le plus véhément (300 mots de plus que la recension) est resté sans réponse. Regorgeant de ressources, et contre tous ses principes et sa répulsion des conversations de comptoir, il s’est résolu à créer un compte Twitter anonymement, prêt à en découdre, lui avec ses quinze followers glanés contre l’intellectuelle publique aux trente-cinq mille followers.
Il a d’abord fallu guetter l’opportunité d’un tweet où la liberté d’expression n’était pas restreinte (possibilité de réponses ouvertes à tous·tes). Après deux semaines d’errance, l’occasion parfaite s’est présentée, lorsqu’à 16h01 son bourreau partagea le lien vers la traduction en allemand de la recension. À 16h21, pour laisser l’illusion qu’il venait de le lire, Valentin répondait au tweet en allemand : « Il y a tout de même des accusations graves dans cette recension, parler de masculinisme à cause de ce qui semble être un différend bibliographique, est d’une violence inouïe. ». À 23h10, la réponse tant attendue est arrivée : « Il est temps de nommer par son nom l’énergie que demande de produire plus de 300 pages sans aucune femme, SURTOUT quand le thème fait partie des sujets récurrents de la littérature dite féminine, et des théories féministes ».
À 23h23, Valentin répondait que le travail de l’auteur (lui) « avait certes des manquements bibliographiques, mais que le contenu était écrit avec du soin pour les femmes, par exemple : le nombre de notes de bas de page où sont formulées des critiques sans concession du sexisme dans les écrits ».
À 23h45, la « parfaite inconnue, sans autorité dans la matière » répondait : « Les critiques du sexisme virulent sont assez faciles car c’est le sexisme acceptable. Ce qui demande de l’honnêteté intellectuelle c’est l’engagement sérieux avec les productions littéraires, intellectuelles et théoriques des femmes et féministes ».
Alors qu’il s’apprêtait à répondre à 23h46, il avait été bloqué.
Le vendredi suivant, attablé avec ses acolytes, il n’a pas manqué de relater tous les détails de cet épisode. Ses acolytes, que Valentin considère comme des professionnels intéressants, parfois comiques, mais pas des « intellectuels » (car il est l’intellectuel), n’ont bien sûr pas saisi la gravité de la chose.
À l’arrivée des desserts et du dernier verre avant le dernier verre, G., directeur commercial dans le groupe auquel appartient la maison d’édition de Valentin, a commencé sa classique complainte, sa supérieure ne le lâche pas, lui reproche sa bonhomie, tout est prétexte à dénoncer un comportement trop familier. Mais contrairement à son habitude, Valentin n’émit pas son fameux « le consentement c’est important ».
À quoi bon se mouiller pour des ingrates qui torpillent son travail.
Ce que Toni Morrison en dit :
« It’s easy, and it’s seductive, to assume that data is really knowledge. Or that information is, indeed, wisdom. Or that knowledge can exist without data. And how easy, and how effortlessly, one can parade and disguise itself as another. » 2
Oui Valentin aime les livres, et on peut même en déduire qu’il aime lire. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est le symbolisme attaché à l’amour des livres, il aime les données, qu’il transforme en information, qui lui permettent de conseiller, discuter des livres, les recommander. Mais le savoir, c’est une chose différente. Produire du savoir de qualité nécessite une pensée et une approche critiques par rapport aux données, aux informations, aux méthodes mais aussi à son positionnement. Nombre d’hommes s’autoproclamant féministes dans les professions de productions intellectuelles et universitaires, peuvent citer trois femmes ou trois féministes, mais difficilement trois de leurs livres/ouvrages différents. D’ailleurs ils sont incapables de citer les différences de courants et de théories. Le plus flagrant est le fait que dans leur travail, les femmes sont absentes voire ségréguées à un chapitre spécifique… sur les femmes. Tout cela ne les empêche pas d’être contactés ou même de se proposer pour intervenir, rédiger des articles, livres, chapitres sur les questions féministes, donnant lieu à des condensés d’approximations, d’erreurs, de banalités, quand ils ne font pas semblant d’être à l’origine d’une théorie nouvelle, ou se complaire dans l’anti-féminisme, sous couvert d’exploitation de données « sous un nouvel angle ».
L’un des derniers exemples le plus flagrant en date, est le livre d’Emmanuel Todd, Où sont-elles, dans lequel il s’évertue à prouver que le patriarcat est un concept inadapté et dépassé en France. Sans surprise, la promotion de son livre est un florilège proto-masculiniste : « le patriarcat n’a jamais vraiment existé chez nous », vidéo du 1/02/2022 sur L’opinion, « le féminisme actuel est petit-bourgeois » 23/01/2022 sur Marianne.tv ; Emmanuel Todd : « ne lui parlez pas de patriarcat » 24/01/2022 sur France Culture ; « LA VRAIE HISTOIRE DES RELATIONS HOMMES FEMMES selon Emmanuel Todd », le 5/02/2022 sur Elucid.tv ; Emmanuel Todd : « Le néo-féminisme est déjà périmé », le 03/02/2022 sur Radio Classique.
De la même façon, la frange réactionnaire qui se veut de gauche est actuellement à la pointe du racisme, notamment de l’islamophobie en France. Ce sont bien les « progressistes féministes », hommes mais aussi femmes, qui participent au renouveau du masculinisme, permettant des ponts avec l’extrême-droite, et justifiant également l’existence d’organisations de femmes anti-féministes de droite et d’extrême-droite. La bourgeoisie et la petite-bourgeoisie dites « de gauche » ne se salissent pas les mains en organisant des ratonnades et des agressions lors des manifestations féministes. En revanche, elles sont celles qui permettent de diffuser les pensées les plus réactionnaires, sous prétexte de discussions. Un petit tour dans la section « commentaires » des interventions de Monsieur Todd permet d’observer comment les énergumènes masculinistes déjà radicalisés louent son « courage ».
1 – Les réglementations universitaires déconseillent voire interdisent les relations intimes maître de conférence/élèves d’autant plus si les élèves sont fraîchement sorties du lycée.
2 – The source of self-regard : selected essays, speeches, and meditations, Knopf, 2019
Édition et relecture : Sarah Diep et Apolline Bazin
Illustration : Léane Alestra
Prochaine chronique le 2 mai
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