Jusque dans les années 1970, les femmes n’étaient pas toutes en faveur du suffrage féminin. Certaines même ont milité contre, ainsi que le dévoile une exposition d’affiches aussi drôles qu’étonnantes, dans le parc des Bastions à Genève.
En France, les femmes
obtiennent le droit de vote en 1944. En Suisse, c’est plus compliqué : il y a
des votes au niveau fédéral (qui concernent le pays entier) et des votes au
niveau cantonal (qui concernent la région où l’on vit). Il faut attendre 1959-1960
pour que les premiers cantons (Vaud, Neuchatel puis Genève) introduisent le
suffrage féminin qui est finalement accepté en 1971 au niveau fédéral mais qui
reste refusé dans certains cantons jusqu’en 1990. Cela fait de la Suisse le
pays qui, en Europe, reste le plus longtemps traversé par d’hilarants débats
pour ou contre… débats dont témoignent les affiches ci-dessous (exposées au parc des Bastions à Genève), succulentes de préjugés ou de
mauvaise foi.
Le plus drôle, ce sont ces affiches «pour», parfois tout aussi rétrogrades que les «contre». Celles-ci, par exemple, demandent aux hommes de
prouver leur amour en faisant «cadeau» du suffrage féminin à leur compagne,
comme on offrirait un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats. Soyez galants ! Prouvez que vous êtes un vrai chevalier. Le vote des femmes n’est donc pas présenté comme le moyen d’en finir avec une inégalité mais, au contraire, de la reconduire en préservant le rapport de force : la femme est en dette.
Fortement mobilisé, le thème de la fleur –synonyme de romantisme– suggère l’idée stéréotypée que le suffrage féminin apportera une touche de douceur dans ce monde de brutes. Sous-entendu : ouvrir les urnes aux femmes, c’est permettre à la Suisse de devenir «jeune et jolie», en ajoutant quelques boutons de fleur aux austères lauriers de la fédération.
Du côté des «contre», les arguments sont de deux sortes, tout aussi stéréotypés, mais volontiers alarmistes. Premier argument : les femmes qui font de la politique sont des dragons et des viragos. Leur donner le droit de vote, c’est s’exposer à subir la tyrannie de mégères frustrées ou, pire, de lesbiennes psycho-rigides ne buvant que de l’eau.
Deuxième argument : les femmes étant des êtres influençables, mentalement fragiles («souvent femme, varie»), il convient de les protéger de l’influence pernicieuse des partis.
Les manoeuvres politiques pour séduire le sexe faible pourraient non seulement détourner les femmes de leurs devoirs de mère et d’épouse mais mettre en danger l’harmonie du foyer. Or il importe que l’homme, en rentrant du travail, puisse profiter d’un bon repas sans subir d’inutiles querelles.
De façon très révélatrice, les campagnes «contre» sont défendues non seulement par des hommes mais par des femmes –souvent issues des classes les plus aisées de la société– qui prônent une séparation claire des rôles : il serait nuisible, disent-elles, que les femmes renoncent à être elles-mêmes et calquent leur comportement sur celui des hommes, en se mêlant de politique. Ces féministes séparatistes défendent l’idéal d’un monde binaire, dans lequel la
division biologique des sexes s’appuie sur une répartition des compétences et des
sphères de vie. Elles estiment que l’homme et la femme sont distincts, donc complémentaires (lui fait la guerre ; elle fait l’amour). Donner le droit de vote aux femmes, c’est mettre en danger le concept même de féminité, ainsi que cette affiche ci-dessous l’explique, à l’aide d’une photo de jeunes Allemandes, en 1953, à Berlin-Est.
Que penser de ces arguments ? On pourrait dire, en citant le sociologue Pierre Bourdieu, que ces affiches nous mettent «sous les yeux notre propre inconscient culturel en matière de masculinité et de féminité». Bien qu’elles puissent paraître dépassées, elles ne le sont pas vraiment. Longtemps, les femmes se sont opposées au suffrage féminin, inspirant du coup aux affichistes le slogan «Pourquoi vouloir être plus féministes que les femmes?»
Il peut sembler curieux, avec la distance, qu’une telle résistance ait pu perdurer dans le rang des femmes. Pierre Bourdieu y consacre un article passionnant (Nouvelles réflexions sur la domination masculine) en 2002. La “domination masculine”, dit-il, n’est pas (comme le mot domination pourrait le laisser entendre) un système opposant oppresseurs mâles et opprimées femelles. C’est en réalité une aliénation collective (Bourdieu parle de «domination symbolique»), c’est-à-dire un système où les oppresseurs sont aussi des victimes et les opprimées… des complices.
C’est un système dans lequel hommes et femmes partagent les mêmes représentations féminin-masculin, qu’ils-elles ont «intériorisées» ou plutôt «incorporées» et qu’elles-ils reproduisent sans même s’en rendre compte. Bourdieu insiste sur l’idée du corps : la soumission n’est pas «un acte de la conscience», mais un acte corporel, donc rendu quasi instinctif. De la même manière qu’il nous est difficile de nous défaire des habitus sociaux (se serrer la main, s’embrasser, problématique en temps d’épidémie), il est difficile pour les femmes de se défaire des reflexes –physiquement assimilés– qui les conduisent à reproduire bien malgré elles les schémas qui les défavorisent.
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«S’il est vrai que la domination symbolique est une domination qui s’exerce avec la complicité du dominé, ou, plus précisément, avec la complicité des structures que le dominé a acquises dans la confrontation prolongée avec des structures de domination et à travers l’incorporation de ces structures, il est évident qu’il ne suffit pas de prendre conscience de ces structures ; il faut transformer profondément les dispositions acquises, par une sorte de rééducation, -celle qui est nécessaire pour perdre un « mauvais pli », une mauvaise tenue de raquette, un mauvais accent, etc., et on sait combien c’est long, et difficile, parfois- et, inséparablement, il faut changer les conditions de production de ces dispositions, de ces structures incorporées, et il faut donc changer l’ordre symbolique.» (Pierre Bourdieu, 2002)
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A LIRE : « Nouvelles réflexions sur la domination masculine », de Pierre Bourdieu, Cahiers du Genre,
2002.