Première traduction mondiale, le livre du photographe Araki “Leçon de photo intégrale” se lit comme un testament. Drôle et touchant, ce recueil d’anecdotes illustrées de 336 photos résume une vie qui s’accroche à la vie.
«Photographier avec gentillesse, regarder avec gentillesse, éclairer avec gentillesse» : les mots d’Araki sont toujours lumineux. Peu importe que les photos montrent des cadavres, des prostituées, des vieillardes ou des enfants. Dans Leçon de photo intégrale (traduit, en première mondiale, aux éditions Atelier Akatombo) il commente une à une 336 photographies et raconte sa vie par bribes. Ses mots éclairent chaque image sous un angle poignant. L’émotion qu’on ressent à lire cet ouvrage est d’autant plus vive lorsqu’on sait qu’Araki lutte contre le cancer : depuis plusieurs années, chacune de ses expositions semble être la dernière. Le livre lui-même porte la trace de ce combat : organisé en quatre parties – «Le matin», «L’après-midi», «Le soir», «La nuit» – il rassemble 34 textes aux titres éclatants : «Le secret pour éviter les passages à vide», «Moi, je bande tout seul », «Le visage des Japonais m’enseigne la façon de prendre des photos heureuses», «Comme un feu d’artifice, sans en être conscient», «Moi, pourquoi je ne débande pas».
«Comment photographier des femmes pour les rendre belles»
Ces textes couvrent presque toute son oeuvre, de 1963 à 2010. C’est l’occasion d’apprendre qu’avant d’être une star mondiale, Araki n’était personne. Le dossier de presse résume : «Né en 1940 à Tokyo, dans le quartier populaire de Shitamachi, où son père est vendeur de sandales en bois et photographe amateur, Nobuyoshi Araki étudie la photographie à l’université de Chiba avant de travailler pour l’agence publicitaire Dentsu dont il utilise les photocopieurs pour diffuser ses premiers clichés. Licencié pour avoir organisé une exposition de nus dans un restaurant de Ginza, il démarre une nouvelle carrière en publiant à compte d’auteur. Aujourd’hui, son œuvre compte plus de 500 ouvrages édités dans le monde entier.» «Viré» pour son obsession des femmes nues, Araki ne se démonte pas : armé d’un Pentax 6x7, il se met à parcourir la ville.
«On dit que vivre c’est bouger, avoir de la curiosité»
Il photographie les fleurs sur les tombes près du temple de Jôkanji, surnommé «temple-dépotoir», où il jouait étant enfant. «C’était le temple où l’on jetait les filles de Yoshiwara», dit-il. Les prostituées du XVIIIe siècle n’avaient droit qu’à la fosse commune. En souvenir d’elles, il prend des milliers de fleurs et notamment celles qui fleurissent au moment où l’on célèbre les défunts : les «fleurs de l’équinoxe d’automne» (higan-bana). Il prend aussi des femmes attachées dans des chambres d’hôtels. Des gros plans d’oreilles. Des canettes de Coca écrasées qu’il surnomme des Pechankola (Cocaplaties). Des maîtresses. Des inconnues. Sa femme, Yôko. Et son chat, ou plutôt sa chatte, Chiro. Un des textes les plus émouvants porte justement sur cette chatte mythique : «J’aime beaucoup Chiro»
«Chiro était toute la vie amoureuse de A, jusqu’au bout»
«Au début, je n’aimais pas les chats», explique Araki. «Avant», il n’aimait pas les chats parce qu’il pensait qu’ils sentaient mauvais. Jusqu’au jour où les parents de Yôko leur offre un chaton. «De nature, elle savait jouer de sa séduction et cela m’a attiré. Je me suis mis à l’aimer et ça n’a jamais cessé. Oui, bah, ma femme, Chiro et moi, on a un moment vécu comme une famille de trois personnes.» L’adoption date de mars 1988. Deux ans plus tard, Yôko meurt d’un cancer de l’utérus. «Avant sa mort, elle a été longtemps à l’hôpital. Donc, j’allais la voir, puis je rentrais à la maison. J’éprouvais la sensation que le son de la vie s’était arrêté. […] Alors que j’étais en train de couler, Chiro s’est mise à courir partout. Oui, elle a fait ce genre de choses.»
«Ne sombre pas ! Sors !»
L’année où sa femme se meurt, il neige beaucoup. «Je restais donc enfermé chez moi sans jamais mettre le nez dehors. Un jour, Chiro est sortie d’un coup sur le balcon. Elle a couru dans la neige en faisant des bonds, la queue dressée. Voilà ce qu’elle voulait me montrer. […] J’ai eu la sensation qu’elle me disait : “Ne sombre pas ! Sors !” J’ai senti qu’elle m’encourageait. Cette chatte-là, c’est Chiro. Depuis cette époque, nous sommes inséparables, nous dormons ensemble.» Dans l’introduction au livre, Araki ajoute : «Finalement, être heureux est une bonne chose. Être tout seul est triste.» La photo, c’est sa façon de n’être jamais seul : «voilà une thèse sur le bonheur», se moque-t-il, avant d’ajouter que lorsque le vent s’arrête, il fait «venir le vent». Que lorsqu’il n’entend pas de voix, il fait entendre sa voix. Que lorsqu’il n’y a personne, il sort.
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A LIRE : Leçon de photo intégrale, de Nobuyoshi Araki, traduit par Dominique et Frank Sylvain, éditions Atelier Akatombo, novembre 2018.
Première traduction mondiale de la deuxième éditions du livre japonais Shashin no hayashi (写真ノ話 , 2011).