Le saint suaire est un
drap taché sur lequel aucune silhouette n’est visible. S’agit-il de traces de
sang ? Oui, disent les croyants, qui veulent y voir la trace d’une agonie.
Certains même affirment que le Saint Suaire aurait recueilli… le sperme du
crucifié.
Longtemps, le saint suaire n’a été qu’un drap vaguement maculé dont
personne ne connaissait l’existence, et pour cause. C’était un archipel
de taches illisibles, ne montrant rien : aucune silhouette humaine, aucun visage. Et puis un jour, ou plutôt une nuit – la nuit du 28 au 29 mai 1898, un photographe nommé Secundo Pia mit dans un bain révélateur «son
ultime tentative pour réaliser une épreuve photographique convenable du saint suaire. Les précédentes avaient été malheureuses : sous-exposées.
Or voici ce qui arriva : au moment de la révélation du négatif, dans la
chambre noire, un visage se mit à regarder Pia du fond de l’eau, Un
visage qu’il n’avait jamais vu sur le linge lui-même. Un visage inespéré, comme il lui arriva de le dire.» Dans un ouvrage intitulé L’Image ouverte,
le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman relate ainsi
l’apparition du Christ dans le Saint Suaire, ou – plutôt – le moment où «le Saint Suaire devint visible».
Car jusqu’ici il n’y avait jamais rien eu à voir dans ce morceau de
tissu. Dépêchez-vous d’aller vérifier : il est exceptionnellement montré au public jusqu’au 24 juin à la cathédrale de Turin.
Quelles sont ces taches?
«C’est
une grande pièce de lin, maculée de taches, Elle est doublée de soie
rouge […] et soigneusement roulée dans un reliquaire d’argent. Le
reliquaire est lui-même verrouillé, engrillagé et enclavé dans un autel
monumental, sous le marbre noir et la vertigineuse coupole de Guarini à
Turin. On ne voit donc rien du drap lui-même. On s’agenouille devant une
diapositive en négatif, enchâssé dans l’autel et éclairé de
l’intérieur.» Ce que les croyants regardent n’est pas le drap
lorsqu’ils prient devant, mais le négatif photo de 1898 qui est le
véritable miracle. C’est cette photo qui a fait du Suaire l’empreinte
négative du corps du Christ, «son index lumineux miraculeusement effectué et miraculeusement inversé dans l’acte même de la résurrection».
C’est ce négatif photo qui donne au Saint Suaire son aura et qui
incite, rapidement, des dizaines de médecins et de prêtres à rechercher
dans le drap lui-même la preuve matérielle de la crucifixion.
Transposant la silhouette fantasmée du Christ dans les taches éparses,
ils essayent de comprendre comment il est mort. Certains se mettent à
interpréter chacune des macules… allant jusqu’à trouver des traces de sperme à l’endroit où sur le drap, ils pensent que se situait le sexe de Jésus.
En
1935, Pierre Barbet chirurgien à l’hôpital Saint Joseph à Paris est un
des premiers à soumettre le saint suaire à l’épreuve de ce qu’il prétend
être la vérité scientifique. Comme il lui faut parfois amputer certains
de ses patients, il récupère les bras qu’il a lui-même sciés et,
immédiatement, les fixe à coup de marteaux sur des planches de bois pour
observer la trace laissée par le clou dans les chairs et comparer avec
celles du Saint Suaire. Il s’agit pour lui de prouver que les clous
n’ont pas été plantés dans les paumes du Christ mais dans ses poignets.
Dans un ouvrage intitulé Les cinq plaies du Christ, il explique que dans le but de vérifier l’emplacement des bras et des plaies, il a poussé jusqu’au bout la rigueur de sa démarche : «J’ai pris au vestiaire de l’amphithéâtre d’anatomie une quelconque guenille humaine, fraîche et parfaitement souple», dit-il, sans hésiter à mettre les photos pour preuve de son sérieux.
Les clichés montrent le cadavre d’un vieillard squelettique, revêtu
d’un pagne blanc, comme dans les églises. Pierre Barbet s’est amusé à le
clouer sur une croix de fortune. «Je m’excuse de donner encore ces photos que pour ma part je trouve hideuses et presque blasphématoires», commente-t-il, avec une feinte horreur.
Les sindonologues à l’œuvre
Tout
au long du XXe siècle, de nombreux «experts» (les sindonologues)
reconstituent chaque protocole de la passion du Christ et géométrisent
les taches du Suaire, dont ils infèrent toutes sortes de détail avec un
souci pervers d’exactitude. Ils calculent le nombre de coups infligés
lors de la flagellation, le nombre de billes d’acier par lanière, le
nombre de lanières, la dimension des clous, la forme exacte de la Croix
et reconstituent jusqu’aux ultimes postures d’agonie du Christ… A-t-il
tenté de s’appuyer sur un bras, en pliant l’autre, pour soulager sa
douleur ? «Curieusement, cette reconstitution du spasme est nommée axonométrie par Monseigneur Ricci, un des principaux sindonologues contemporains», remarque ironiquement Didi-Huberman qui ajoute : la nature des taches n’a toujours pas été établie. Et pourtant, tous les sindonologues s’évertuent à chercher en elles la preuve d’une souffrance sans nom… preuve
dont certains vont jusqu’à rechercher la trace cachée sous les mains
croisées du Christ. Ainsi que le négatif photo le «révèle», Jésus aurait
en effet été enroulé dans le Suaire avec les mains jointes l’une sur
l’autre. Or ses mains auraient été jointes au niveau du sexe. Pourquoi ?
L’hypothèse
du père Côme, défendue dans un petit ouvrage publié à compte d’auteur
puis au congrès de sindonologie d’octobre 1978, est la suivante : «Pour
croiser les mains du supplicié sur la région pubienne, ce qui dissimule
son sexe, il a fallu rabattre les bras le long du corps malgré la
rigidité cadavérique portée au degré suprême par la tétanie propre à la
crucifixion. Cela prouve la volonté des ensevelisseurs provisoires de masquer quelque chose qui était intolérable à leurs yeux.» Didi-Huberman enchaîne : «Ce
quelque chose personne ne l’a jamais vu parce que, écrit le Père Côme,
personne n’a jamais osé y regarder de plus près. Ce quelque chose, il le
nomme le détail le plus atroce de la Passion du Christ.» «Ce
quelque chose, c’est le sperme du Christ. C’est le réflexe, noté
ailleurs par quelques médecins légistes, consécutif aux pendaisons ou
aux crucifixions. «Le spasme suprême de l’érection et de l’éjaculation du crucifié, dont il y a, continue notre auteur, «à notre portée, sur le Saint Linceul, la possibilité de vérification directe, lorsqu’on le voudra.»
Les gouttes de sperme parcelles sacrées de nos communions
De cette thèse «aberrante» mais «exemplaire», Georges Didi-Huberman tire la conclusion suivante : «Peu importe la valeur historique – la non-valeur – de cette thèse. Elle réalise comme un passage à la limite d’un fantasme. […] Le père Côme donne son hypothèse comme un véritable télos [accomplissement, achèvement, ndlr] de la foi elle-même, parce qu’elle emporte la compassion jusqu’à l’atrocité c’est-à-dire, selon lui, «jusqu’à la vérité totale «. Télos également sacramentel, celui de la communion eucharistique : les gouttes de sperme sont pour lui «les innombrables parcelles sacrées de nos communions «. Télos enfin
de l’incarnation : Jésus aura voulu l’absolutiser en poussant jusqu’au
bout la déchéance – sexualisée – de sa mort. Et cela aussi est affirmé
en toute logique. Le «détail suprême «, écrit le père Côme, aura permis que «maintenant seulement s’impose à nous le sentiment d’un tableau enfin complet «. […] Résumons.
Il y avait un linge éclaboussé de taches. Une substance leur fut
donnée : c’était du sang. A travers le contact, l’acte fut décrit et
l’acteur nommé. Puis sa mort remise en scène. […] Mais ce sang n’a-t-il
pas été rêvé ? L’excellente méthode de la peroxydation – les médecins
décèlent grâce à elle des taches même invisibles, dit-on, et fort
anciennes – ne révèle rien, rien du tout. Il n’y a pas, à ce jour, de
sang connu sur le saint suaire.» Ni de sperme ? Peu importe. Jésus
ayant ressuscité, il peut paraître normal que les sécrétions issues de
son corps se soient, comme lui, transformées en substances de gloire.
A LIRE : L’Image ouverte, de Georges Didi-Huberman, éditions Gallimard. Collection Le Temps des images. 2007.
POUR EN SAVOIR PLUS : L’exposition du Saint Suaire (article du Monde)