Parmi les figures montantes de l’art au Japon se trouve une photographe et modèle appelée Nana Nano. Son corps suscite toutes les convoitises. D’abord, elle s’en sert comme d’un gagne-pain. Puis elle en fait l’outil d’une réflexion sur le regard.
Nana Nano s’est rendue célèbre avec l’ouvrage Torekosu (2018), qui expose côte à côte la même scène dédoublée : une jeune fille réelle
et une jeune fille imaginaire reproduisent en miroir des actes similaires. Elles
s’ouvrent le ventre à l’aide d’un sabre.
Elles sucent leurs doigts
ensanglantés. Elles brandissent des globes oculaires… Torekosu est un mot valise composé
des mots abrégés Trevor (toreboru) et cosplay (kosupure). Torekosu est
le fruit d’une collaboration entre le peintre anglais Trevor Brown, connu pour
ses tableaux déviants, et la modèle japonaise Nana Nano.
A l’origine du projet
: un jeu. Nana, qui adore les tableaux de Trevor, veut lui rendre hommage. Elle
se déguise en lolita. Trevor tombe sous le charme. Pendant trois ans, Nana
s’amuse à reproduire les tableaux de Trevor au cours de séances photos durant
lesquelles son corps s’efface derrière celui d’un personnage. Nana Nano a ce
don. Elle peut se faire pure image.
La carrière d’une modèle devenue photographe
Sa carrière commence de façon classique. Longtemps, Nana Nano se
contente de poser pour les photographes. Murata Ken’ichi en fait une de ses
idoles dans les livres qu’il publie aux éditions Reuss. Handa Ryosuke
immortalise ses fesses. Elle pose pour toutes sortes d’hommes que fascine sa
finesse. «J’étais dans une agence de modèles et cela impliquait un gros
travail d’auto-promotion. Chaque jour, je devais poster une photo de moi, avec
un petit texte, afin d’avoir des followers… Au bout de 6-7 ans, à force de
faire des selfies et de demander aux photographes des astuces techniques, j’ai
fini par me demander si je n’étais tout de même pas mieux placée qu’eux pour me
prendre en photo : après tout, c’est moi qui sais qui je suis, non ?». Nana
s’achète un appareil qu’elle déclenche à distance à l’aide de son téléphone
portable, toujours bien en vue dans ses auto-portraits. Elle créé un style de
photo singulier : le selfie dans lequel le smartphone apparaît.
«Devenez Nana Nano. Mettez-vous dans ma peau.»
Son style plaît. Elle expose dans des galeries d’art où les gens
peuvent à la fois la rencontrer en chair (habillée) et en tirage (déshabillée).
Nana Nano s’amuse de présenter son corps sous ces deux formes aux gens. Elle
n’en ressent aucune gêne, au contraire : ce sont les autres qui rougissent. Un
jour, l’idée lui vient de faire sauter cette distance qui sépare la personne
vue de la personne qui voit. Pourquoi ne pas retourner le rapport ? Lors d’une
exposition, elle propose aux visiteuses de vivre l’expérience d’une séance nue
: «Devenez Nana Nano. Mettez-vous dans ma peau.» «Dans la salle,
j’avais installé un rideau. A toutes les femmes, je proposais de poser derrière
le rideau, de se déshabiller et d’être prise en photo par moi. Le cliché était
immédiatement épinglé au mur, afin que l’exposition mette en scène non plus mon
corps, mais mon vécu.» Ca fait quoi d’être prise en photo ?
La nudité c’est comme devenir une montagne
Curieusement, beaucoup de visiteuses se prêtent au jeu de ce que
Nana Nano appelle «l’expérience physique de modèle» (moderu taiken).
Nana leur explique sa vision des choses : pour elle, s’exposer nue c’est comme
devenir le mont Fuji, dit-elle. Autrement dit, un objet que l’on souhaite voir
autant que possible et sous tous les angles. «Etre nue et être une montagne,
ce n’est pas différent.» Une vingtaine de femmes, âgées de 20 à 50 ans,
posent pour elle. Nana réalise qu’elle les prend en photo comme si le corps de
ces femmes étaient le sien. Ce qui lui donne brusquement le goût d’organiser
des séances impromptues avec des inconnues. «J’ai commencé fin 2015 à faire
des photos de groupe, avec la sensation que mon corps se démultipliait». Le
mode opératoire est toujours le même : Nana lance une annonce sur son réseau
social. «Rendez-vous tel jour, telle heure, à tel endroit pour une session
nue.» Entre 5 et 20 personnes viennent, selon leurs disponibilités. Nana ne
fait aucun casting.
Comme faire un auto-portrait en photo de groupe
«Le corps des autres est une prolongation du mien, dit-elle.
C’est comme un auto-portrait mais avec du monde.» Généralement, des inconnues.
Certaines veulent vivre un moment fort. D’autres veulent garder une trace de
leur apparence. Pourquoi seulement des femmes ? «Parce que je suis une femme,
répond Nana. Mais bien sûr, le sexe réel n’est pas important. En fait, si
dans le lot il y avait des hommes cela ne me dérangerait pas, pourvu qu’ils se
présentent comme des adultes ayant l’air de femmes. La différence sexuelle
n’est qu’une différence parmi bien d’autres.» Qu’importe ces distinctions.
Sur les photos de Nana Nano, les corps semblent tous n’être que les multiples
variations du sien propre. Elle en efface les contours à l’aide de la lumière,
usant volontiers de contre-jour afin que les limites séparant les êtres se
dissolvent aux rayons du soleil. Que tout devienne lumineux. Que le regard se perde dans des corps devenus l’expression d’un regard.
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Torekosu, Trevor Brown et Nana Nano, publié par Shoenshinsha, février 2018. En vente chez Humus (Lausanne). Tel. 41 (0) 21 323 21 70. Mail : librairie@humus-art.com. Ouvert du mardi au vendredi de 12h à 19h, le samedi de 12h à 18h et sur rendez-vous. Site de la librairie Humus.
UNE VIDEO SUR NANA NANO