Cet article Catherine Guesde, chercheuse de noises provient de Manifesto XXI.
Philosophe des musiques marginales et radicales, Catherine Guesde mène en parallèle un projet à mi-chemin entre drone et noise music sous le nom de Cígvë. Elle a dirigé la publication du livre
Penser avec le punk, sorti au mois d’août dernier aux éditions PUF. Rencontre.
Catherine Guesde a de quoi faire transpirer plus d’un·e journaliste. À la fois autrice, musicienne noise, docteure en philosophie, chercheuse et elle-même anciennement journaliste, il est difficile de la présenter avec concision. Rencontrée l’été dernier dans le cadre d’une conférence au SOMA à Marseille à propos de La Monte Young [un compositeur américain pionnier de la musique minimaliste drone et tout son mouvement], nous avions ensuite eu une discussion tous azimuts, débordant du seul cadre de la conférence.
Diplômée de l’École normale supérieure de Lyon puis de l’EHESS, Catherine Guesde a en 2018 co-écrit et publié avec Pauline Nadrigny The Most Beautiful Ugly Sound in the World (éd. MF), un ouvrage dans lequel elles étudient les codes et l’esthétique de la noise, et plus particulièrement de la harsh noise, afin d’en préciser les contours et d’interroger la place de ce genre qu’on a parfois du mal à qualifier de « musique ». Elle a également produit deux EP de drone/noise guitar sous son alias musical Cígvë : What Makes Them Burn (2020), dont les mélodies vous emmènent de la contemplation jusqu’à la brûlure, puis Hearth (2021), une cassette sortie en édition limitée sur le label Titania Tapes.
La récente publication de Penser avec le punk (PUF) était l’occasion rêvée pour nous de partager cet entretien. Ayant l’ambition « d’étendre le champ d’action du punk au domaine de la pensée », le propos du livre fait aussi écho à la conversation que nous avions eue, tissant des liens entre la musique et l’esprit. Entre son rapport aux bruits du quotidien, la portée spirituelle avérée ou non de la musique drone, les liens insoupçonnés entre black metal et débats de philosophie politique, sans oublier bien sûr son amour pour la noise, retour sur une rencontre passionnante avec Catherine Guesde.
Au-delà de l’esthétique, il y a presque quelque chose d’éthique dans la noise : une forme de franchise frontale qui ignore la politesse.
Catherine Guesde
© Amandine Joannes
Manifesto XXI – Tu évoques un effet de « avant/après » la découverte de la noise dans ton approche de la musique. Pourrais-tu revenir sur « l’avant » et nous parler de tes premières affinités musicales : est-ce que tu vois a posteriori une « filiation logique » dans ton amour actuel de la noise ?
Catherine Guesde : Ce qui est drôle, c’est que j’ai d’abord été passionnée par la musique classique et baroque lorsque j’étais enfant. Je rêvais d’être cantatrice et de chanter du Pergolèse. Puis adolescente, j’en suis venue au punk, qui me plaisait par son côté à la fois harmonieux et agressif. Progressivement, via des magazines, j’ai découvert le black metal, qui m’a fascinée – même si à quatorze ans j’avais le sentiment que c’était transgressif et que ça faisait vaguement peur. En ce qui concerne la noise, je crois que j’avais envie de continuer à aller vers des choses un peu étranges et moins accessibles, mais dont la compréhension pouvait être gratifiante. C’est parti d’une curiosité et d’une envie d’expérimenter que je pourrais un peu comparer à l’idée d’apprendre une langue étrangère. J’ai vite eu une affinité avec les timbres très riches et abrasifs. Au-delà de l’esthétique, je trouve qu’il y a presque quelque chose d’éthique : une forme de franchise frontale qui ignore la politesse.
Est-ce que cette découverte t’a rendue insensible ou ennuyée par d’autres genres disons plus « conventionnels » ?
Ça dépend réellement des contextes d’écoute et des moments ; il m’arrive souvent d’écouter de la folk et plein d’autres choses. Là où cette découverte a changé des choses pour moi, et c’est sans doute un cliché mais qui est fondé dans l’expérience, c’est que ça a réellement modifié mon rapport aux bruits du quotidien : il y a les drones harmonieux du RER, qui varient selon les stations par exemple… En un sens c’est comme si j’entendais de la musique partout, donc c’est plutôt une expansion de la musique dans ma vie, à l’inverse d’une réduction.
Qu’est-ce qui t’a décidée à consacrer un livre (The Most Beautiful Ugly Sound in the World) autour de la noise ?
J’aimais déjà écrire sur la musique puisque j’ai travaillé comme journaliste. Mais lorsque j’ai exercé ce métier à plein temps, je trouvais que notre travail se faisait trop au rythme des sorties et des communiqués de presse, et ne nous permettait pas d’approfondir certains genres ou disques qui pourtant le méritaient. C’est ce qui m’a donné envie de retourner dans le cadre universitaire, pour écrire plus longuement sur les musiques qui me tenaient à cœur. C’était au début des années 2010, il y avait à l’époque des débats à propos du Hellfest, notamment avec Christine Boutin qui trouvait en gros que les groupes qui y sont programmés corrompent la jeunesse, risquent de rendre sataniste, etc. Leur argumentaire était assez perché, mais cette polémique soulevait une question philosophique très ancienne : la musique a été abordée dès l’Antiquité par le prisme de la morale. Platon et Aristote se demandent quels sont les effets de la musique sur le caractère et le comportement. Du coup j’ai eu envie d’aborder dans une perspective philosophique cette question de savoir si l’écoute de sons abrasifs, agressifs, que l’on trouve dans le metal extrême, nous modifie. J’ai resserré la question pour m’intéresser plus précisément au plaisir pris à ces genres que beaucoup de gens rejettent.
Écouter un son ou un accord pendant des heures peut être frustrant pour cet appétit de la distraction et du plaisir immédiat si cher à notre cerveau. Cela tend peut-être vers l’idée d’accueillir le monde comme tel.
Catherine Guesde
Lorsque John Cage déclare « Cela m’a pris 5 ans pour composer 4’33’’ » [une pièce de piano constituée uniquement de silence], est-ce qu’on peut le prendre au premier degré et y voir un apprentissage du silence voire de la méditation ? Plus généralement, crois-tu que la musique minimaliste, la noise ou la drone aient une portée d’éveil spirituel ?
Je crois que la portée de la noise et de ces musiques réside surtout dans une notion d’éducation au sensible, une sortie des schémas binaires du « j’aime » ou « j’aime pas » ce son. Pour moi, du côté de la noise, il s’agit surtout de se défaire des codes et de tenter d’accueillir l’expérience au-delà de nos réflexes habituels.
Cette manière de comparer l’écoute à des expériences mystiques, on la retrouve plutôt du côté du drone metal – il y a un bouquin d’Owen Coggins sur la question, Mysticism, Ritual and Religion in Drone Metal. Il recueille des témoignages d’auditeurs et repère qu’ils utilisent, dans leurs discours pour décrire leur expérience, des procédés similaires à ceux qu’on trouve dans les textes mystiques. Il s’agit plutôt d’une déformation du langage. On parle de mystique plutôt par comparaison, c’est de l’ordre du « comme si », et je reste assez attentive à cette distinction.
Pour revenir à la noise et au drone, il est vrai que chez John Cage, La Monte Young et bien d’autres, il y a effectivement une pratique du zen et de la méditation. Écouter un son ou un accord pendant des heures peut être frustrant pour cet appétit de la distraction et du plaisir immédiat si cher à notre cerveau. Donc je dirais que si on doit trouver un lien avec la spiritualité, il est éventuellement dans cette invitation à développer une discipline de l’attention, à la conserver aussi ouverte et curieuse que possible. Cela tend peut-être vers l’idée d’accueillir le monde comme tel.
À l’écoute de mantras ou de certaines musiques, il est possible qu’une légère modification de la conscience se produise. Dans le livre d’Owen Coggins que tu évoquais, un auditeur de drone metal déclare par exemple « Dieu existe, il m’a fouillé avec sa basse »…
Ce sont des expériences particulières, c’est certain. Cette musique produit un effet sur le corps et on ne peut pas le nier ou banaliser cela. C’est aussi une expérience physique qu’on ne fait pas tous les jours – sentir son squelette vibrer par exemple, comme ça peut arriver à un concert de Sunn O))). En revanche, il me semble important de préciser qu’il y a avant tout un amour du son pour lui-même et de la sensation qui y est liée ; ça n’est absolument pas une pilule ou un remède – cette conception nous ferait basculer du côté du new age et ce serait hors de propos. Après, il y a aussi le fait que la musique drone est une forme de ralentissement du temps, diamétralement différent du rythme de vie que nous connaissons dans l’expérience quotidienne. Ce ne sont pas les mêmes coordonnées. Le drone peut alors faire office de « mur blanc » pour méditer, comme le font certains pratiquants du zen.
L’esthétique contemporaine de la nuit et de la rave emprunte aussi de plus en plus fréquemment des références au sacré ou au mystique, comme si les fêtes étaient de nouvelles messes ?
Ce qui est ennuyeux avec les chercheur·ses, c’est qu’on ne veut pas s’aventurer dans les terrains qui ne sont pas les nôtres ! (Rires) Mais oui, ce sont des analyses que l’on peut trouver ; il faut cependant rester attentif au fait qu’il s’agit d’une analogie qui a ses limites. Après, dans la rave comme dans le drone metal, il y a certainement aussi quelque chose de corporel qui se joue. Un moment où l’esprit, la pensée ou la réflexion ne sont plus invités, où nous sommes là pour laisser le corps être dans cette répétition rythmique. C’est un moment de fête où nous avons besoin que l’ordre ne soit plus le même que dans le quotidien. Finalement les périodes de confinement ont interrogé ce rapport à la fête et à l’exutoire qu’elle représente, cela a véritablement pu créer un manque. La pandémie a amené des débats où l’on en venait à se demander si la fête est essentielle ou non. Elle a toujours eu un rôle anthropologique central en réalité.
© Amandine Joannes
Tu as également un projet musical noise appelé Cígvë. Est-ce que le fait d’avoir étudié la musique avec autant de précision en tant que chercheuse a pu être quelque chose d’inhibant pour ta créativité ?
Je segmente à mort ! J’ai appris la guitare en autodidacte alors que j’ai une formation classique au piano, et je tiens absolument à garder ce côté spontané et barbare dans ma musique. Mon approche est expérimentale et instinctive et je souhaite qu’elle le reste. J’ai bien assez l’occasion d’avoir une pensée critique et de la réflexion dans d’autres aspects de ma vie…
Dans une époque où la musique mainstream devient hyper marketée et parfois formatée, l’approche des minimalistes est assez radicale, à contre-courant : est-ce que cela pourrait inspirer un renouveau et un rafraîchissement dans la créativité actuelle ?
Je pense que c’est déjà le cas ! Mais à l’échelle de scènes plutôt de niche comme le drone metal ou la noise, avec des groupes comme Earth ou Sunn O))), ou même du côté de la techno ou de l’IDM… C’est intéressant de constater que La Monte Young a un écho auprès des musiques populaires et marginales plutôt que dans les musiques dites savantes. Après, pour revenir à cette question du renouveau : pour l’écriture du livre The Most Beautiful Ugly Sound in the World, j’avais rencontré GX Jupitter-Larsen. Il est dans les performances noise depuis les années 70, et il m’avait dit en gros que, dans la noise parfois on se demande si on peut encore aller plus loin la non musicalité. Et il rigolait : « À chaque fois, quelqu’un débarque et y arrive, à faire quelque chose qui est encore pire, encore plus éloigné de la musique. » Je me cache un peu derrière lui pour cette réponse mais je dois dire qu’il était assez optimiste. Il y a toujours quelqu’un pour réinventer quelque chose encore plus perché, parfois encore moins musical, mais qui amène une nouvelle façon d’écouter. Je crois que c’est une attitude face au sonore et à la création qui pousse à constamment s’ouvrir.
Relecture et édition : Sarah Diep
Image à la Une : © Rudy Etienne
Cet article Catherine Guesde, chercheuse de noises provient de Manifesto XXI.