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Dans “Chair de fer”, un hommage ricanant à la guerre 1914-1918, l’artiste Denis GRRR nous convie au festin bestial. Des gueules cassées se consolent au bordel. Des prostituées macabres s’empalent sur des obus. Sexe et apocalypse, mélange aphrodisiaque ?
En 1917, le grand-père de Denis GRRR était pilote dans la glorieuse SPA 26 (escadrille des Cigognes). A la même époque, dans la SPA 65, il y a un as de l’aviation, “Charles Nungesser, trompe la mort” : c’est le militaire le plus décoré de l’armée française au XXe siècle. Un balafré qui totalise 43 victoires homologuées. Pendant la bataille de Verdun, sur son avion de chasse, Nungesser fait peindre son insigne personnel : une tête de mort aux tibias entrecroisés, surmontée par un cercueil entouré de deux chandeliers, sur fond de cœur noir. Denis GRRR découvre cet univers de boucherie héroïque dans l’album-photo de son grand-père. Avec les photos, il y a un cahier vierge qui date de la première guerre mondiale et dont les pages couleur tabac semblent attendre. «Je voulais marquer le coup, raconter ma vision de cette saloperie industrielle. Du sang, du foutre, de la peine, de la pine, de la gloire, de la pisse, un “shrapnel” en pleine poire à illustrer.» (Source : La Spirale).
Quel visage donner à ceux qui n’en ont plus ?
Denis GRRR entame dans ce cahier une série de dessins à la pointe bille noire et rouge, une pointe dure dont il se sert comme d’un instrument pour gravure. Il met en scène les rescapés de guerre, aux moignons ornés de prothèses et aux mâchoires d’acier, qui se font tatouer dans des bars à pute ou se livrent à des orgies sinistres.
Amoureux des artistes «dégénérés», «comme Dix, Grosz qui ont peint et dénoncé cette fichue guerre», Denis GRRR réalise plusieurs dizaines de portraits d’horreur et de scènes lubric-horrifiques en allant piocher dans ses collections : dossiers médicaux de survivants, photos anciennes de chirurgie maxillo-faciale, ouvrages dédiés aux défigurations. «Dans aucune guerre, les combats n’avaient infligé de tels dégâts aux corps des combattants», raconte la chirurgienne Roze-Pellat qui recense 15 000 «mutilés de la face» : ils n’ont plus de visage.
Sexes rendus rigides par la rigor desideris
Dans Chair de fer –publié en 300 exemplaires par les éditions Timeless– Denis GRRR représente ces soldats en zombis vivants, aux sourires sardoniques et aux sexes raidis par le sang. Pas encore morts, donc. Mais déjà en enfer. Leurs actes de débauches illustrent de façon morbide l’étonnante propension qu’a l’humain de résister. Même quand il cède au désespoir, quelque chose en lui se dresse et refuse l’idée de la fin. «Il y aura toujours un après», résume Matthew Carey, anthropologue spécialisé dans les imaginaires cataclysmiques. Dans Apocalypses, un numéro spécial de la revue Terrain, c’est en tout cas ainsi que Matthew Carey le présente : «toute fin du monde, quelle que soit son envergure, admet toujours la possibilité d’un monde d’après.» Autrement dit : quelle que soit l’ampleur d’une catastrophe, l’humain ne se résoud jamais à la penser comme terminale.
Les derniers des hommes
En ce moment même, entre la France, la Grande-Bretagne et la Suisse, les adeptes de la collapsologie bâtissent des villages autonomes qui résisteront à la mort de notre civilisation et les penseurs de l’effondrement étudient les moyens d’assurer la transition… Une autre vie est possible. Même quand il ne restera plus rien de ce monde. C’est ce que tous les articles du numéro Apocalypses répètent, à des degrés divers : même les ultimes survivants des tribus indiennes du Paraguay, même eux qui ont tout perdu (leur jungle détruite par les bulldozers, leurs familles massacrées) se raccrochent à l’idée d’une résurrection. Ainsi que l’explique Matthew Carey, il serait faux de croire que, depuis la bombe atomique, la conception de la fin du monde ait radicalement changé : même si l’humain, depuis près d’un siècle, sait qu’il peut détruire la planète, il n’y croit pas. Pas tout à fait.
Comment à un monde succède toujours un autre
L’holocauste nucléaire ? Oui, maintenant c’est possible. L’effondrement climatique ? C’est en bonne voie. Cela fait-il une grosse différence avec les imaginaires anciens de l’Armageddon chez les chrétiens, les mayas, les vikings ou les islamistes ? Pas sûr, répond Matthew Carey, qui réfute en grande partie la théorie nihiliste. «La conscience de la possibilité de notre extinction comme espèce a pris une place de plus en plus prépondérante dans la culture, dit-il […] mais elle n’ouvre pas sur “rien”. Elle “dévoile”, au contraire, un monde d’alternatives à explorer.» Prenant le contre-pied des théories du philosophe allemand Günther Anders, Matthew Carey s’oppose à l’idée qu’une apocalypse soit «absolue». Pour Günther Anders, «Hiroshima est un événement qui a fait basculer l’humanité dans une ère nouvelle. […] Au moment où l’humanité se rend compte qu’elle dispose de la capacité technique de s’effacer d’un trait s’opère une rupture radicale dans notre rapport au temps : nous passons d’une idée de la “fin du temps” à celle d’un “temps de la fin” (Endzeit).» Vrai ou faux ?
«Après nous, le néant» ?
Pour Günther Anders, l’apocalypse des temps modernes (par opposition aux apocalypses cycliques et aux millénarismes judéo-chrétiens) est une «apocalypse sans Royaume», c’est-à-dire non salvatrice, ne laissant place à aucune espérance, ne débouchant pas sur un monde rénové, mais sur le simple néant. Matthew Carey s’insurge contre cette vision trop radicale et –citant Paul Celan, suite à la Shoah : «il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes» (1). Pour justifier sa position, Matthew Carey s’appuie sur une idée toute simple : la fin du monde est toujours vécue à une échelle relativement réduite. Pour les indiens d’Amérique du sud, par exemple, l’humanité cesse aux frontières de leur tribu et quand leur tribu disparaît, c’est la destruction du monde. Pour Günther Anders, l’humanité cesse aux frontières de notre espèce, et quand elle disparaît, c’est fini. Pour les écologistes radicaux, l’humanité fait partie prenante de Gaïa, et quand notre espèce aura cessé d’exister, la Terre se repeuplera d’oiseaux et d’insectes.
Rien ne s’arrêtera jamais si l’on élargit sa vision
Pour Matthew Carey, «les idées de l’apocalypse sont toujours reliées à une certaine communauté morale» mais cette communauté peut s’élargir en cercles plus larges selon les besoins. Voilà pourquoi même les humains qui se savent perdus gardent espoir : parce qu’au-delà de l’humanité il y a la Terre, par exemple. Pour comprendre l’apocalypse, il faut donc savoir à quel système l’humain se rattache, ou –pour le dire en termes anthropologiques– à quelle «unité totalisante de référence». S’il veut échapper au désespoir, il lui suffit d’élargir le système qui fait sens pour lui. Le monde qui meurt n’est parfois juste que le monde dans lequel il limite son existence : sa jungle, sa patrie, son espèce, sa planète… Autrement dit, l’apocalypse est toujours le début d’un autre monde. Quand notre espèce aura disparu, il restera des fleurs et des étoiles. Une bonne raison de rester bandant ?
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A LIRE : Chair de Fer, Denis GRRR. 300 exemplaires numérotés, dont 18 exemplaires signés et authentifiés avec un marquage au tampon à sec comprenant un tirage supplémentaire numéroté: « La Guerre » et une broche accompagnée d’un sticker. Format 30x40. 28 pages couleur. Publié chez Timeless Editions.
A LIRE : Apocalypses, numéro spécial de la revue Terrain, dirigé par Matthew Carey, avec les participations de : Lucas Bessire, Hugo Reinert, Jean Chamel, Giordana Charuty, Stine Krøijer et Mike Kollöffel, Sophie Houdart et Mélanie Pavy, Emmanuel Grimaud, Élise Haddad, Alain Musset, Jacques Mercier.(Direction éditoriale : Christine Jungen).
Blog de la revue Terrain
Entretien de Laurent Courau avec Denis GRRR sur La Spirale
Chair de fer sur La Spirale (un autre entretien avec Laurent Courau).
NOTE (1) «Es sind noch Lieder zu singen / Jenseits der Menschen».
Dans “Chair de fer”, un hommage ricanant à la guerre 1914-1918, l’artiste Denis GRRR nous convie au festin bestial. Des gueules cassées se consolent au bordel. Des prostituées macabres s’empalent sur des obus. Sexe et apocalypse, mélange aphrodisiaque ?
En 1917, le grand-père de Denis GRRR était pilote dans la glorieuse SPA 26 (escadrille des Cigognes). A la même époque, dans la SPA 65, il y a un as de l’aviation, “Charles Nungesser, trompe la mort” : c’est le militaire le plus décoré de l’armée française au XXe siècle. Un balafré qui totalise 43 victoires homologuées. Pendant la bataille de Verdun, sur son avion de chasse, Nungesser fait peindre son insigne personnel : une tête de mort aux tibias entrecroisés, surmontée par un cercueil entouré de deux chandeliers, sur fond de cœur noir. Denis GRRR découvre cet univers de boucherie héroïque dans l’album-photo de son grand-père. Avec les photos, il y a un cahier vierge qui date de la première guerre mondiale et dont les pages couleur tabac semblent attendre. «Je voulais marquer le coup, raconter ma vision de cette saloperie industrielle. Du sang, du foutre, de la peine, de la pine, de la gloire, de la pisse, un “shrapnel” en pleine poire à illustrer.» (Source : La Spirale).
Quel visage donner à ceux qui n’en ont plus ?
Denis GRRR entame dans ce cahier une série de dessins à la pointe bille noire et rouge, une pointe dure dont il se sert comme d’un instrument pour gravure. Il met en scène les rescapés de guerre, aux moignons ornés de prothèses et aux mâchoires d’acier, qui se font tatouer dans des bars à pute ou se livrent à des orgies sinistres.
Amoureux des artistes «dégénérés», «comme Dix, Grosz qui ont peint et dénoncé cette fichue guerre», Denis GRRR réalise plusieurs dizaines de portraits d’horreur et de scènes lubric-horrifiques en allant piocher dans ses collections : dossiers médicaux de survivants, photos anciennes de chirurgie maxillo-faciale, ouvrages dédiés aux défigurations. «Dans aucune guerre, les combats n’avaient infligé de tels dégâts aux corps des combattants», raconte la chirurgienne Roze-Pellat qui recense 15 000 «mutilés de la face» : ils n’ont plus de visage.
Sexes rendus rigides par la rigor desideris
Dans Chair de fer –publié en 300 exemplaires par les éditions Timeless– Denis GRRR représente ces soldats en zombis vivants, aux sourires sardoniques et aux sexes raidis par le sang. Pas encore morts, donc. Mais déjà en enfer. Leurs actes de débauches illustrent de façon morbide l’étonnante propension qu’a l’humain de résister. Même quand il cède au désespoir, quelque chose en lui se dresse et refuse l’idée de la fin. «Il y aura toujours un après», résume Matthew Carey, anthropologue spécialisé dans les imaginaires cataclysmiques. Dans Apocalypses, un numéro spécial de la revue Terrain, c’est en tout cas ainsi que Matthew Carey le présente : «toute fin du monde, quelle que soit son envergure, admet toujours la possibilité d’un monde d’après.» Autrement dit : quelle que soit l’ampleur d’une catastrophe, l’humain ne se résoud jamais à la penser comme terminale.
Les derniers des hommes
En ce moment même, entre la France, la Grande-Bretagne et la Suisse, les adeptes de la collapsologie bâtissent des villages autonomes qui résisteront à la mort de notre civilisation et les penseurs de l’effondrement étudient les moyens d’assurer la transition… Une autre vie est possible. Même quand il ne restera plus rien de ce monde. C’est ce que tous les articles du numéro Apocalypses répètent, à des degrés divers : même les ultimes survivants des tribus indiennes du Paraguay, même eux qui ont tout perdu (leur jungle détruite par les bulldozers, leurs familles massacrées) se raccrochent à l’idée d’une résurrection. Ainsi que l’explique Matthew Carey, il serait faux de croire que, depuis la bombe atomique, la conception de la fin du monde ait radicalement changé : même si l’humain, depuis près d’un siècle, sait qu’il peut détruire la planète, il n’y croit pas. Pas tout à fait.
Comment à un monde succède toujours un autre
L’holocauste nucléaire ? Oui, maintenant c’est possible. L’effondrement climatique ? C’est en bonne voie. Cela fait-il une grosse différence avec les imaginaires anciens de l’Armageddon chez les chrétiens, les mayas, les vikings ou les islamistes ? Pas sûr, répond Matthew Carey, qui réfute en grande partie la théorie nihiliste. «La conscience de la possibilité de notre extinction comme espèce a pris une place de plus en plus prépondérante dans la culture, dit-il […] mais elle n’ouvre pas sur “rien”. Elle “dévoile”, au contraire, un monde d’alternatives à explorer.» Prenant le contre-pied des théories du philosophe allemand Günther Anders, Matthew Carey s’oppose à l’idée qu’une apocalypse soit «absolue». Pour Günther Anders, «Hiroshima est un événement qui a fait basculer l’humanité dans une ère nouvelle. […] Au moment où l’humanité se rend compte qu’elle dispose de la capacité technique de s’effacer d’un trait s’opère une rupture radicale dans notre rapport au temps : nous passons d’une idée de la “fin du temps” à celle d’un “temps de la fin” (Endzeit).» Vrai ou faux ?
«Après nous, le néant» ?
Pour Günther Anders, l’apocalypse des temps modernes (par opposition aux apocalypses cycliques et aux millénarismes judéo-chrétiens) est une «apocalypse sans Royaume», c’est-à-dire non salvatrice, ne laissant place à aucune espérance, ne débouchant pas sur un monde rénové, mais sur le simple néant. Matthew Carey s’insurge contre cette vision trop radicale et –citant Paul Celan, suite à la Shoah : «il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes» (1). Pour justifier sa position, Matthew Carey s’appuie sur une idée toute simple : la fin du monde est toujours vécue à une échelle relativement réduite. Pour les indiens d’Amérique du sud, par exemple, l’humanité cesse aux frontières de leur tribu et quand leur tribu disparaît, c’est la destruction du monde. Pour Günther Anders, l’humanité cesse aux frontières de notre espèce, et quand elle disparaît, c’est fini. Pour les écologistes radicaux, l’humanité fait partie prenante de Gaïa, et quand notre espèce aura cessé d’exister, la Terre se repeuplera d’oiseaux et d’insectes.
Rien ne s’arrêtera jamais si l’on élargit sa vision
Pour Matthew Carey, «les idées de l’apocalypse sont toujours reliées à une certaine communauté morale» mais cette communauté peut s’élargir en cercles plus larges selon les besoins. Voilà pourquoi même les humains qui se savent perdus gardent espoir : parce qu’au-delà de l’humanité il y a la Terre, par exemple. Pour comprendre l’apocalypse, il faut donc savoir à quel système l’humain se rattache, ou –pour le dire en termes anthropologiques– à quelle «unité totalisante de référence». S’il veut échapper au désespoir, il lui suffit d’élargir le système qui fait sens pour lui. Le monde qui meurt n’est parfois juste que le monde dans lequel il limite son existence : sa jungle, sa patrie, son espèce, sa planète… Autrement dit, l’apocalypse est toujours le début d’un autre monde. Quand notre espèce aura disparu, il restera des fleurs et des étoiles. Une bonne raison de rester bandant ?
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A LIRE : Chair de Fer, Denis GRRR. 300 exemplaires numérotés, dont 18 exemplaires signés et authentifiés avec un marquage au tampon à sec comprenant un tirage supplémentaire numéroté: « La Guerre » et une broche accompagnée d’un sticker. Format 30x40. 28 pages couleur. Publié chez Timeless Editions.
A LIRE : Apocalypses, numéro spécial de la revue Terrain, dirigé par Matthew Carey, avec les participations de : Lucas Bessire, Hugo Reinert, Jean Chamel, Giordana Charuty, Stine Krøijer et Mike Kollöffel, Sophie Houdart et Mélanie Pavy, Emmanuel Grimaud, Élise Haddad, Alain Musset, Jacques Mercier.(Direction éditoriale : Christine Jungen).
Blog de la revue Terrain
Entretien de Laurent Courau avec Denis GRRR sur La Spirale
Chair de fer sur La Spirale (un autre entretien avec Laurent Courau).
NOTE (1) «Es sind noch Lieder zu singen / Jenseits der Menschen».
Déclenchés en juin 1969 par une descente de police dans un club gay de New York, ces émeutes ont marqué l'éclosion du militantisme LGBT aux Etats-Unis et dans le monde, qui a conduit à des avancées majeures.
L’article La lente évolution des droits LGBT depuis les émeutes de Stonewall est apparu en premier sur Association STOP HOMOPHOBIE | Information - Prévention - Aide aux victimes.