Cet article Aurélie Olivier: Quand le corps de ferme parle provient de Manifesto XXI.
Après avoir dirigé l’ouvrage collectif
Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche), Aurélie Olivier fait aujourd’hui entendre sa voix singulière dans
Mon corps de ferme, publié aux Éditions du Commun. Elle y raconte son enfance dans une ferme d’abattage industriel en Bretagne et panse la violence du monde agricole par la délicatesse de sa langue poétique.
Qu’est-ce qu’un corps de ferme ? Est-ce l’enceinte physique dans laquelle Aurélie Olivier a grandi 18 années durant ? Ou bien sont-ce sa chair et ses organes, marqués à vie par la ferme ? C’est en partie à ces questions que la poésie d’Aurélie Olivier tente de répondre. L’autrice égrène, tout au long de son récit, des jeux sur la polysémie et l’ambivalence des mots pour mieux rendre compte de la complexité de la vie agro-industrielle : « En 1976, 67 ans après les salariées / les paysannes on un congé maternité / 14 semaines pour les salariées / contre 14 jours pour les paysannes […] / A minima, l’élevage sera intensif »
À la fois récit politique et texte féministe intime, Mon corps de ferme s’attèle à rendre visible une réalité méprisée et ignorée pour faire enfin parler les silences omniprésents de son enfance. Le travail d’Aurélie Olivier ne semble pas guidé par la revanche, comme en témoigne son engagement dans l’association Littérature,etc ou le podcast Les Parleuses, qui met à l’honneur des textes méconnus. Au contraire, c’est bien la défense des mots comme canaux de dignité et d’émancipation qui semble au cœur de son écriture. Rencontre.
Manifesto XXI – Qu’est-ce qui vous a amené à prendre la plume et à écrire sur votre enfance dans une ferme industrielle en Bretagne ?
Aurélie Olivier : C’est la situation d’urgence de vie ou de mort que m’a fait affronter la découverte de mon mélanome (un cancer de la peau surreprésenté dans le milieu agricole, ndlr). Prendre conscience que, d’un seul coup, la vie peut s’arrêter et le sentir dans mon corps m’a ramené à un une question existentielle : qu’est-ce que j’ai envie de faire du temps qui m’est imparti ? Cependant, lorsque l’on vient d’un milieu comme le mien, la parole n’est pas une évidence et l’écriture l’est encore moins car elle laisse une trace. Cela signifie que l’on assume sa parole pour qu’elle devienne publique. Il y a très peu de modèles auxquels se référer dans cet acte de prise de parole. Un des symptômes d’un corps de ferme, c’est le silence. S’autoriser à écrire et à parler demande beaucoup plus de temps dans le milieu agricole que dans d’autres. Qui plus est en tant que femme. On a toujours l’impression d’être les premières à écrire alors qu’il y a toute une histoire littéraire qui nous précède mais qui a été invisibilisée et oubliée parce qu’elle n’a pas été transmise.
La poésie oblige à peser et penser chaque mot, à s’arrêter sur chaque terme. La poésie est une pratique du soin.
Aurélie Olivier
Ce silence, c’est par la poésie que vous le brisez. Pourquoi ?
La poésie oblige à peser et penser chaque mot, à s’arrêter sur chaque terme. La poésie est une pratique du soin. Par rapport au sujet que je traite, cela me semblait très important d’utiliser une forme qui fait bien entendre les mots et qui demande d’être très précise. La poésie permet une grande complexité notamment grâce au jeu avec l’ambivalence des mots, leurs doubles sens… La poésie est aussi un genre et une forme peu rentables, très sur-mesure, donc c’était une manière de ne surtout pas laisser ma pratique être contaminée par les logiques de l’industrie agro-alimentaire. La poésie est une pratique qui est à l’opposé : elle est en dehors de la logique de rentabilité, de la monoculture et de sa violence. En ce sens, elle est une réponse qui sublime l’expérience agro-alimentaire.
Le livre est le récit de votre enfance et de votre adolescence. Il y a de nombreux parallèles entre la manière dont votre corps change en même temps que le corps de ferme change, et cela jusqu’à brouiller leurs limites. Quelles relations y a-t-il entre votre corps, la ferme et l’agriculture ?
N’importe quel corps est influencé par le contexte qui l’entoure. Quand on grandit dans une ferme, il y a une confusion totale entre ce qui relève de la vie privée et de la vie professionnelle, la vie de la ferme. La ferme est derrière la maison, tout est mélangé. On ne peut pas grandir dans le capitalisme agro-alimentaire sans y être poreux. Par exemple, les mises aux normes régulières dans l’agriculture conventionnelle et le fait que le langage même de ce modèle économique fasse partie de notre quotidien a un impact direct sur celleux qui l’utilisent. Les mots agissent sur les gens et leur manière de penser et de se penser. Toute norme, comme par exemple l’hétéro-normativité, fait rentrer nos désirs dans des cases.
Il y a une sorte de paradoxe qui semble émerger dans votre récit : on ressent un sentiment d’enfermement dans un espace imaginé par les urbain·e·s comme un lieu ouvert…
La ferme n’est pas un espace ouvert. C’est un îlot de solitude et le regard social rend toute tentative d’occuper l’espace public très surveillée. Il y a peu de possibilités de déroger à la norme car il y a peu de lieux dans cette réalité : le collège, le supermarché, la ferme. Il n’y a pas de lieux où l’on peut exprimer une singularité car tous reproduisent des cadres normés assez violents. Ce sont des lieux avec peu de possibles et avec des horizons très courts.
Quel était donc votre rapport au monde en grandissant dans cet espace ?
On parlait très peu du monde extérieur. Je cherchais des discours qui pouvaient m’apprendre mon histoire. J’étais à l’affût de toutes les choses qui pouvaient m’expliquer d’où je venais. Par exemple, même si C’est mon choix est une émission de télévision catastrophique, pour moi enfant, c’était un endroit où l’on parlait du monde au delà de ma réalité limitée. Alors que la réalité de la ferme est concrète, il y avait en même temps une forme d’abstraction vis-à-vis des gens qui prennent les décisions. La chance que j’ai eue, c’est la découverte de la littérature au CDI du collège. C’est grâce à cela que j’ai commencé à me penser dans une réalité où le monde de mon enfance ne serait pas le monde dans son intégralité.
Comment retrouver la réalité de ce monde après être partie si longtemps ?
Je suis partie de la ferme dès que j’ai pu, car j’ai toujours détesté cet endroit, même quand j’étais enfant. Il y a tellement de silences autour de la vie dans la ferme qu’il y a quasiment deux suicides d’agriculteurices par jour en France. À partir de mes 16 ans, je suis allée dans un « bon lycée ». Je n’ai donc plus rencontré de personnes issues de ce monde, ou qui en étaient suffisamment sorties pour pouvoir y réfléchir et parler de ce qui s’y jouait. 18 ans après avoir quitté ce milieu, j’avais besoin de voir comment on parlait de cette réalité afin de m’assurer que je n’avais pas tout inventé. Il a donc fallu que j’aille chercher à la fois des sources qui étaient proches de la réalité dans laquelle j’ai grandi, comme les journaux régionaux (Le paysan breton, Ouest France…), mais aussi des choses plus savantes comme L’histoire de la Bretagne et des Bretons de Joël Cornette.
Quand j’étais petite, les vaches portaient des prénoms, aujourd’hui, elles portent des numéros. Le rapport au vivant a été anéanti, il est mort.
Aurélie Olivier
En effet, votre récit est ancré dans la triste réalité du monde agricole d’aujourd’hui : suicides, appauvrissement de la terre et des humain·e·s par le capitalisme… Comment le modèle agricole promu par l’Union Européenne perpétue-t-il les « horizons fermés » dont vous parlez ?
La violence et le silence du monde agricole ont leurs raisons car les gens sont forcés dans ce système. Par exemple, utiliser les subventions européennes pour l’agriculture paraît être le seul moyen accessible de payer des études aux enfants car il y a un désir logique de sortir de la misère et d’améliorer son sort. Toute autre option semble irréaliste parce que le monde agricole est prisonnier des logiques de mécanisation qui imposent des cadences toujours plus fortes. Et puis, il ne faut pas oublier que les agriculteurices actuel·les ont vu leurs ancêtres s’user à la tâche physiquement. Tout cela fait système et sa complexité ne pouvait être dicible que par la poésie.
Est-ce qu’il y a un avenir en dehors de ce modèle pour le monde agricole ?
Grâce à ce livre, je rencontre beaucoup de gens qui testent des choses et qui veulent un autre modèle. J’espère bien qu’une autre agriculture est possible !
Le livre parle aussi du rapport entre animaux et humain·e·s dans un contexte télévisuel qui promeut la viande à tout va. Dans Ce à quoi nous tenons, la théoricienne Émilie Hache parle de la séparation entre animaux et humain·e·s comme constitutive du capitalisme industriel. Quelle relation les agriculteur·ices entretiennent-iels avec les animaux dans un contexte où c’est leur abattage qui est la ressource principale de revenus ?
Cette relation humain·e-animal a évolué et changé à travers le temps. Quand j’étais petite, les vaches portaient des prénoms, aujourd’hui, elles portent des numéros. Le rapport au vivant a été anéanti, il est mort. Ce système tue les animaux mais il tue aussi les humain·e·s et un certain rapport au monde. Tout est ambivalence car les exploitant·e·s sont aussi les exploité·e·s. Le système capitaliste nécessite un éloignement constant face à ce que l’on fait. Il demande une déréalisation permanente. Mon texte s’inscrit dans une volonté de réintroduire de la réalité dans ce monde.
On pourrait facilement catégoriser votre livre dans cette grande mouvance des récits de transfuges de classe. Pourtant, votre texte va ailleurs car, bien que vous insistiez sur votre désir de sortir de la ferme, vous ne reproduisez pas l’écueil parfois commun du jugement a posteriori du milieu d’où vous venez.
Je préfère le mot de transclasse, d’après le travail de Chantal Jacquet, plutôt que le terme transfuge. Transfuge implique l’idée que la classe à laquelle j’appartiens aujourd’hui serait meilleure que celle d’où je viens et je n’en suis pas sûre. Je ne sais pas si j’ai voulu partir de la ferme ou si j’en ai été chassée d’ailleurs. Après, il y a une faille dans mon histoire parce que je suis née d’un déni de grossesse et cela a créé une brèche dans ma vie qui a aussi participé à me donner des possibilités de sorties. Mais lorsqu’on est sorti·e de son milieu, on se pose toujours la question : « Pourquoi moi et pas les autres ? ». Et cela, je ne sais pas vraiment y répondre.
Est-ce qu’on peut quitter son corps de ferme ?
Dès toute petite, j’étais en dehors de ce corps de ferme simplement parce que j’observais toujours les choses avec beaucoup d’attention. Et en même temps, on n’en sort jamais : le corps de ferme se ré-ouvre par moment mais se referme aussitôt. Tout cela est une lutte : le corps de ferme n’est jamais vraiment clos car l’enfance est constitutive de nos histoires, elle tatoue nos vies.
Quelle relation entretenez-vous avec la ferme aujourd’hui ?
C’est compliqué mais je n’en parle pas dans mon livre. Je ne voulais pas que mon livre laisse à penser que ce sont les agriculteurices qui sont responsables. Iels ne sont que les exécutant·e·s d’un système dont iels ne sont pas les penseur·euse·s. Et aujourd’hui, je suis sociologiquement plus proche des gens qui décident du système que des agriculteurices. J’ai plutôt envie d’accuser celleux qui ont les cartes en main. Ce texte est une tentative de comprendre d’où je viens et ma hantise était que l’on ressente du mépris de classe. Cela ne veut pas non plus dire que je suis fière de venir de ce milieu, ce n’est pas mon sujet. J’ai voulu essayer de comprendre comment les systèmes façonnent les gens. Et puis, la proximité entre le monde de la ferme et l’implantation des Éditions du Commun (à Rennes ndlr) m’a rassurée car je savais qu’on m’alerterait s’il y avait quelque chose de gênant ou de méprisant dans mon récit. Iels étaient garant·e·s du fait que je ne représente pas un portrait rayonnant de la transfuge de classe qui vient du milieu agricole. Publier dans cette maison c’était déjà pour moi une manière de commencer à rompre la distanciation et la séparation entre la ferme et les mots.
Comment Mon corps de ferme fait-il écho à votre travail avec Littérature, etc., la direction du livre Lettres aux jeunes poétesses, et plus globalement avec l’émergence de récits féministes, queers, radicaux qui proposent d’autres points de vue sur la réalité ?
Avec mon association Littérature, etc., le podcast «Les Parleuses» ou dans Mon corps de ferme, mon moteur est d’aller traquer le déni, aller voir ce que l’on ne veut pas voir, écouter ce qu’on n’écoute pas. Ce que je préfère, c’est donner de la visibilité à des textes qui en méritent plus mais qui ont été oubliés ou qui ont du mal à circuler. J’aime lire un texte écrit par une voix peu entendue, jeune, maladroite et qui n’aurait pas les codes. Je trouve ces voix plus intéressantes et créatives parce qu’elles sont inattendues. J’ai longtemps pensé que le sujet de la ferme n’intéressait personne mais je vois aujourd’hui qu’il y a une curiosité et un désir de savoir la réalité du système agricole. C’est un enjeu fondamental de savoir d’où vient ce que l’on mange. Si les fondamentaux sont bafoués comme ils le sont aujourd’hui, on peut toujours fermer les yeux mais cela dit quelque chose sur notre société.
Mon corps de ferme, 70 p, Éditions du Commun
Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut
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