Réponse aux faux chiffres, affirmations sans source, enquêtes tronquées, et mensonges avancés comme « preuves »
L’audience de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) a eu lieu mardi 22 janvier au matin. Les avocats ont défilé les uns après les autres devant le perchoir sans débat contradictoire entre eux. Aucune question n’a été posée par les membres du Conseil Constitutionnel et aucunE travailleurSE du sexe n’a eu l’occasion de parler directement, si ce n’est par l’intermédiaire de leur avocat.
Les membres du Conseil Constitutionnel ont donc eu deux heures pour entendre, écouter et comprendre, pour finalement décider, du sort réservé aux travailleurSEs du sexe de France, qui depuis plus de deux ans, souffrent de la pénalisation des clients. Beaucoup de mensonges ont été dits sur nos vies, notre santé mentale et physique, notre espérance de vie, nos conditions d’exercice, nos clients, sans que nous ayons l’opportunité de répondre et de rétablir des vérités.
En cela, le Conseil Constitutionnel n’est peut-être pas une instance politique si différente des autres, puisque le citoyen lambda, bien que représenté par un avocat, et plus par un parlementaire, reste toujours et encore en dehors du «débat», même lorsque c’est sa vie qui est débattue.
Les arguments développés par les avocats des travailleurSEs du sexe et leurs associations sont ceux que vous pouvez lire régulièrement sur ce blog. Puisque les travailleurSEs du sexe sont tenuEs de payer impôts et cotisations sociales à l’URSSAF sous peine d’être condamnéEs pour «travail dissimulé», l’état reconnait pleinement le travail du sexe comme un travail, nomenclature des activités françaises de l’INSEE et code NAF à l’appui, malgré le refus de l’ensemble de la classe politique de le reconnaître.
La pénalisation des clients est donc en tant qu’entrave à l’exercice du travail sexuel, une atteinte à la liberté d’entreprendre et de commerce, reconnue comme droit constitutionnel, et c’est cette incohérence juridique qui a été reconnue par le Conseil d’Etat, et qui est devenu un des principaux arguments de la QPC, à côté de ceux sur le droit à l’autonomie personnelle, la liberté sexuelle, à la vie privée, et le besoin de proportionnalité et de nécessité des peines. Des arguments plus généraux ont évidemment également été mis en avant sur la santé et la sécurité des travailleurSEs du sexe, bien que malheureusement ceux-ci n’aient pas la même portée et valeur en matière de droit constitutionnel.
Du côté des défenseurs de la pénalisation, peu d’arguments juridiques ont finalement été développés au delà de celui du respect de la dignité humaine, interprété de manière un peu particulière puisqu’il s’agit selon eux de donner raison à l’intérêt général de la société contre les intérêts individuels, et de «protéger» l’individu malgré son consentement au travail sexuel, alors que traditionnellement, le droit a au contraire tendance à définir la dignité comme concept devant protéger la liberté individuelle face aux interdits et dérives autoritaires de la société. Sur ce débat concernant l’interprétation du droit à la dignité, voir le travail de la juriste Sarah Marie Maffesoli.
Venons en plus précisément à leurs présentations et à leurs arguments.
Maître Delamarre avocat de la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution, a débuté son exposé en définissant la QPC comme une demande de constitutionnaliser un «droit des hommes à disposer du corps des femmes». C’est une pensée qui amalgame ainsi la transaction travailleur du sexe / client à une mise à disposition de son corps, et l’on se demande s’il a en tête la situation des échanges sexuels femmes/hommes en général, ou du travail (des femmes) en général, pour pouvoir comparer ces situations de mise à «disposition du corps» dans le travail sexuel à d’autres situations qui existent aussi bien dans les systèmes capitaliste et patriarcal, qu’aucun avocat n’a pourtant évoqué. Le travail sexuel est toujours discuté comme un système spécifique qui serait entièrement étranger à ce qui existe ailleurs, sans le situer dans un contexte en réalité comparable à celui d’autres femmes et autres travailleurs.
Maître Delamarre a laissé entendre qu’une écrasante majorité de la société soutenait la pénalisation des clients, citant un sondage commandé par la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution, qu’il représente, et paru de façon surprenante la veille de l’audience devant le Conseil Constitutionnel. Le résultat est d’autant plus surprenant que jusqu’à présent tous les autres sondages réalisés indiquaient qu’une très forte majorité des français étaient opposés à la pénalisation. Peut être faut il se pencher sur la manière dont les questions ont été posées pour comprendre les réponses, et en effet, la question ne porte non pas tant sur la pénalisation des clients en tant que telle mais sur la loi dans son ensemble, présentée dans la question comme une loi qui aide les prostituées, et qui ne les sanctionne plus.
Question : « Depuis 2016, la loi interdit d’acheter un acte sexuel et sanctionne les clients de la prostitution, et non plus les personnes prostituées. Si elles souhaitent arrêter leur activité, ces dernières peuvent bénéficier d’un accompagnement social. Cette loi est-elle selon vous…»
Le sondage amalgame un refus de sanctions contre les prostituées, le «bénéfice» d’un accompagnement social, à un accord de pénalisation des clients, et il amalgame la présente QPC comme une tentative d’abroger la loi (dans son ensemble et donc les supposées aides aux prostituées) et non uniquement l’article concernant la pénalisation des clients. Le sondage demande ensuite s’il «ne devrait pas être possible d’acheter l’accès au corps et à la sexualité d’autrui», une définition quelque peu orientée de ce qu’est l’échange économico-sexuel entre un travailleur du sexe et son client.
Maître Delamarre a poursuivi en expliquant que «la prostitution est pour l’immense majorité des cas l’exacte négation de la liberté». Il l’a comparé à la vente d’organes, et au consentement à se séparer d’un rein, puis à un sacrifice de sa santé, de son bien-être physique et émotionnel, et de sa sexualité.
Il a cité l’étude ProSanté de l’Institut de Veille Sanitaire conduite en partenariat avec des associations abolitionnistes et publiée en 2013 pour dire que les «personnes présentent un taux de suicide 12 fois plus élevé que celui de la population générale». En réalité, nulle part l’étude ProSanté ne parle de taux de suicide, et elle précise par ailleurs dans son résumé que «compte tenu des structures sollicitées, cette étude n’est pas représentative de l’ensemble de la population des personnes en situation de prostitution en France».
Les amalgames se sont poursuivis puisque Maître Delamarre a parlé d’«imposer un acte sexuel par la contrainte financière» comme si les travailleurSEs du sexe ne refusaient jamais de pratiques ni de clients et que tout travail sexuel équivalait à un viol.
Il a tenté de faire croire que la QPC en cours remettait en cause les «droits» des prostituées, expliquant que la «loi constitue un tout», évoquant la fin de la pénalisation des prostituées (qui continue en réalité malgré l’abrogation du délit de racolage), l’ouverture de «droits inédits» via le «parcours de sortie de la prostitution», une autorisation provisoire de séjour de 6 mois, aide financière, remise fiscale, logement social, «droits» le plus souvent théoriques, qui dans les faits se sont très peu ou pas concrétisés, et toujours sous condition d’arrêt de la prostitution.
Il a affirmé que «c’est parce que la prostitution a été reconnue officiellement par le législateur comme une violence, un obstacle à l’égalité, une forme d’exploitation et une violation de la non-patrimonialité du corps humain, que le législateur a mis en oeuvre une politique de prévention et d’accès aux droits pour les victimes, qui serait «tuée dans l’oeuf» si on invalidait la pénalisation. Si l’achat d’un acte sexuel n’était plus considéré comme une violence, plus rien ne justifierait d’aider à sortir de la prostitution». Concrètement, l’avocat induit son oratoire en erreur, car la QPC n’a nullement pour but de remettre en cause l’ensemble de la loi, ni les «aides» citées, (malgré les réserves sur le manque de moyens et la conditionnalité qu’on peut avoir), mais uniquement de remettre en cause la pénalisation des clients.
On pourrait discuter par ailleurs, du fait qu’il faille absolument considérer les travailleurSEs du sexe comme des victimes pour permettre l’ouverture de droits, quand dans les faits, c’est plutôt le refus de nous considérer comme des travailleurs, et donc le fait de nous considérer comme des victimes, qui justifie de nous priver de droits, et de maintenir des discriminations légales, notamment au regard du droit au logement ou de la vie privée et familiale.
Les mensonges ont continué, avec l’affirmation que «ce n’est pas un hasard si l’Allemagne compte 10 fois + de prostituées que la France«, dont »une écrasante majorité de victimes de traite», s’appuyant sur des estimations non sourcées, et qui sont toujours les mêmes que ce soit avant ou après la pénalisation des clients. Évoquant l’Allemagne et ses bordels, puis la Finlande, l’avocat a tenté d’insinuer que la dépénalisation aller conduire la France vers un modèle législatif plutôt qu’un autre, forcément inédit, dangereux, impraticable et inefficace, alors qu’il s’agit de revenir à une situation que la France a déjà connu dans le passé, lorsque ni le racolage passif, ni les clients n’étaient pénalisés.
Il a néanmoins eu l’honnêteté d’expliquer que le but de la loi était de poser un interdit normatif. Constat sur lequel nous serons d’accord, bien que cet objectif se fasse au détriment des travailleurSEs du sexe et de nos libertés fondamentales. Selon lui, le Conseil Constitutionnel a considéré en 2003 que punir les prostituées n’était pas disproportionné au regard de la lutte contre la traite des êtres humains. C’est une référence aux décisions antérieures du Conseil Constitutionnel intéressante car la justification de lutter contre la traite des êtres humains est toujours avancée pour imposer une mesure d’interdiction, et qui s’avère au final toujours inefficace, et contre productive, analyse sur laquelle nous conviendrons ensemble au moins en ce qui concerne le délit de racolage public.
Il a terminé sur l’exemple de «la jeune nigériane», «vie de la plupart des personnes qui se prostituent en France, vie de contraintes, de douleurs et dans l’immense majorité des cas une vie brève». On lui répondra aisément que toutes les travailleuses du sexe en France ne sont pas des nigérianes victimes de traite, et que même pour elles, la pénalisation des clients a eu des conséquences graves, avec une dépendance accrue aux exploiteurs, une plus grande difficulté à rembourser les dettes de passage, une mobilité plus forte et donc une perte de contacts avec les associations, ainsi qu’une perte de l’aide des clients qui pouvaient identifier les situations d’abus et qui n’osent plus les signaler.
TRAVEL – the Trailer (2016) from Nicola Mai on Vimeo.
L’avocat suivant était Maître Uzan-Sarano, représentant de l’Amicale du Nid et de ZéroMacho.
Selon lui, «la prostitution est une violence, violence faite au corps, à la dignité de milliers de victimes invisibles et silencieuses». Le caractère invisible et silencieux des milliers de victimes est certainement pratique pour pouvoir parler à leur place. C’est un argument populiste puisqu’il s’agit de prétendre représenter l’intérêt de cette foule invisible et silencieuse et de l’opposer aux travailleurSEs du sexe visibles et vocaux sur lesquels il reviendra par la suite.
Maître Uzan-Sarano a affirmé que «ce sont les clients qui créent la demande de prostitution sur laquelle prospèrent les réseaux». Il amalgame donc encore toute la prostitution dans son ensemble avec les réseaux de traite des êtres humains, et présente une situation qui serait ainsi spécifique à l’industrie du sexe. La traite des êtres humains existe cependant dans de nombreuses industries, et n’a peut être pas pour principale cause la demande des clients, sinon il faudrait, selon sa logique, interdire l’achat de tout vêtement, de tout produit agricole ou de tout service de travail domestique. C’est encore induire en erreur que de pointer la demande des clients comme cause de la traite sans jamais évoquer les conditions contemporaines de la migration, ni les déséquilibres économiques nord-sud.
Il a parlé de la loi comme d’un «progrès majeur dans la lutte contre la traite» sans n’apporter aucun élément concret, et l’on se demande en quoi, car les données policières indiquent plutôt une augmentation du phénomène, avec un doublement des affaires suivies par l’OCRTEH en 2017. Sa consœur qui parlera après lui expliquera par ailleurs que la perte de revenus des travailleuses du sexe n’est pas liée à la pénalisation des clients, mais à une concurrence plus forte à cause de l’augmentation de la traite nigériane. Les avocats abolitionnistes devraient peut être se concerter entre eux pour éviter de se contredire. Soit la loi est un progrès contre la traite, soit le phénomène augmente, mais il parait difficile de parler de progrès quand il y a plus de victimes qu’avant.
Mais Maître Uzan-Sorano se défendra de toute incohérence comme il défend la loi en écartant sans répondre le sujet de la QPC, à savoir l’incohérence soulignée entre la pénalisation des clients et la reconnaissance fiscale du travail sexuel par l’état. Il préféra attaquer, et prétendre que l’incohérence est de notre côté en nous faisant dire ce que nous ne disons pas. Il a donc prétendu avoir entendu «deux discours différents et incompatibles» car nous disons à la fois que «oui il y a des victimes, mais que la loi aggraverait leur situation» et que «l’immense majorité ne sont pas victimes». Où est l’incohérence? Personne n’a nié qu’il existait des travailleuses du sexe victimes de traite, d’exploitation et de travail forcé. En revanche, nous refusons les amalgames entretenus à des fins prohibitionnistes entre le travail sexuel et la traite des êtres humains et constatons que la majorité d’entre nous ne sommes pas victimes de traite.
Ce qui est d’autant plus remarquable est que Maître Uzan-Sorano a repris le chiffre de 17% des victimes de traite en France que Maître Spinosi, avocat de Médecins du Monde, avait cité du rapport moral de l’association Amicale du Nid que Maitre Uzan-Sarano représente. Ces chiffres sont en fait issus d’une source abolitionniste, des personnes mêmes qu’il représente.
Alors il s’agit bien entendu de disqualifier les revendications et la parole des travailleurSEs du sexe, et en particulier le fait que la quasi unanimité des travailleurSEs du sexe en France sont opposéEs à la pénalisation des clients, quelle que soit la situation de contrainte ou de «liberté» que nous vivons.
Maître Uzan-Sorano nous a donc présenté comme des «autoproclamés travailleurs du sexe très actifs, très bruyants, mais qui ne représentent qu’une infime minorité des prostituées«, précisant que »le législateur au nom de l’intérêt général, pour aider l’immense majorité des victimes du système prostitutionnel à en sortir, pouvait décider de pénaliser les clients, quand bien même cela viendrait limiter indirectement une hypothétique liberté d’entreprendre« et d’ajouter »on ne va pas sacrifier 99% des victimes de la prostitution aux 1% d’adeptes de la supposée prostitution choisie«. Beaucoup de chiffres avaient déjà circulé pour dire que l’immense majorité d’entre nous était des victimes qu’il fallait sauver, mais il me semble que le 99% bat les records des chiffres jusqu’alors avancés. On va peut être même un jour dépasser les 100% de victimes si ça continue sur cette lancée. Ce chiffre est comme d’habitude apporté sans preuve. Renvoyons donc aux articles précédents sur ce blog sur la fabrique de ces faux chiffres.
Maître Uzan-Sorano a poursuivi invoquant le caractère essentiel «sur le plan des principes de refuser toute assimilation de la prostitution à une activité professionnelle relevant de la liberté d’entreprendre». C’est pourtant exactement ce que fait l’état en prélevant tous les mois nos cotisations sociales, et en condamnant pour «travail dissimulé» celles et ceux d’entre nous qui ne se déclarent pas en tant que travailleurs.
Il a affirmé que «la seule liberté d’entreprendre serait celle des proxénètes» insinuant que la QPC serait un cadeau fait aux proxénètes, et l’on se demande s’il ne tente pas d’amalgamer les requérants à des proxénètes comme le font assez souvent les militants abolitionnistes. Encore une fois, la QPC ne vise que la pénalisation des clients et ne remettra en cause nullement les autres lois qui visent à lutter contre le proxénétisme, le travail forcé, le traite des êtres humains, etc.
Maître Uzan-Sorano justifia enfin la pénalisation en nous présentant comme des anti-société. «C’est une négation pure et simple de la notion même d’ordre public, faire société c’est mettre en commun des interdits, des limites, des valeurs objectives. La vision portée par les demandeurs est aux antipodes de nos valeurs humanistes et universalistes». On comprend donc que la défense des droits des travailleurSEs du sexe est un concept considéré comme opposé au système et aux valeurs de la société et du système politique français. Le terme «civilisationnel» a même été employé. Cela donne plutôt l’impression que les minorités peuvent bien être écrasées sous prétexte de grands principes, qui sont facilement instrumentalisés et interprétés dans le sens qu’il convient pour justifier des politiques répressives dont on se moque bien des conséquences sur les personnes qu’on prétend défendre.
Après lui, s’est présentée Maître Lorraine Questiaux, représentant le Mouvement du Nid et Osez le Féminisme. Elle a été ma préférée.
Elle a d’abord affirmé sa sidération en 2019 de devoir s’opposer à la QPC. Et en effet, elle avait l’air bien sidérée. Elle a parlé de «notre socle constitutionnel» qui ne pourrait garantir «un droit de nier l’autre» en ciblant évidemment les clients. Or, pour nous les travailleurSEs du sexe, notre impression est davantage que ce ne sont pas nos clients qui nous nient, mais les mouvements et militants abolitionnistes, qui ont toujours tout fait pour invalider et disqualifier nos paroles, niant nos revendications, niant nos luttes, niant nos existences, ou qui nous stigmatisent en nous faisant passer pour des «proxénètes» ou une «infime minorité» d’égoïstes inconscients et privilégiés qu’il ne faudrait surtout pas prendre en compte.
Elle a parlé d’exploitation intégrale du «corps de l’autre», de «son âme», de «son identité», «son humanité». Autant on finit par s’habituer au fait d’être réduit à des corps, autant il n’est pas si fréquent de parler de notre âme, mais le Mouvement du Nid étant une association catholique, ceci explique peut être cela. Le terme de ’morale’ finissant d’ailleurs par apparaître dans le discours.
Elle a ainsi dit craindre un grand danger, celui d’un basculement vers un autre système, une autre morale, qui serait la loi du plus fort. Rappelons donc que la pénalisation des clients n’existe que depuis deux ans et demi, et que jusqu’alors, durant les siècles précédents, personne n’a parlé ni perçu de grand danger pour «le système» du fait de son absence. Revenir sur la pénalisation des clients ne nous ferait donc pas tomber dans un nouveau système inconnu et dangereux, comme si elle avait toujours eu cours et qu’on ne connaissait rien d’autre.
Par ailleurs, la loi du plus fort, n’est ce pas justement ce que nous vivons sous la prohibition et la pénalisation actuelle? La pénalisation des clients, en réduisant nos revenus a justement renforcé le pouvoir des clients sur les travailleurSEs du sexe. La prohibition du travail sexuel, cela signifie justement une absence de droits du travail, avec pour seul droit qu’on veut bien nous accorder, celui de «sortir de la prostitution». Le contexte de la loi du plus fort, c’est le contexte prohibitionniste actuel, généreusement appelé abolitionniste, qui nous empêche de nous défendre lorsque nous sommes exploités ou violentés.
Maître Questiaux a affirmé que les droits fondamentaux sont universels, sont pour tous et toutes et qu’on ne peut pas y renoncer simplement avec des mots. Cela m’a semblé une idée un peu nouvelle et que je n’étais pas sûr de comprendre. Le simple fait d’être et de me dire travailleur du sexe, serait il à comprendre comme un renoncement à mes droits?
Elle a d’abord étalé ses grands principes sur le rapport à l’autre, le lien qui unit deux êtres dans une même société, puis continuant sa plaidoirie, elle a explicité sa dénonciation de ce qu’elle a appelé être un argumentaire perverti, à savoir un dévoiement des concepts de liberté et de dignité. Nous avancerions masqués en nous dissimulant derrière ce qu’elle a nommé «nos propres concepts», «ceux de notre propre société», ceux du système universaliste auquel les travailleurSEs du sexe n’appartiennent manifestement pas.
Les principes de liberté et de dignité seraient fourvoyés. Et elle posa cette question «mais qui renonce à ses droits fondamentaux?» répondant immédiatement «les plus pauvres». Les plus pauvres seraient donc forcément dans l’erreur et le renoncement de leurs droits fondamentaux lorsqu’ils consentent à travailler dans l’industrie du sexe, mais pas lorsqu’ils consentiraient à travailler dans d’autres secteurs économiques?
Je n’étais toujours pas sûr de comprendre, mais ce n’était peut être pas si grave puisque Maître Questiaux affirma que la question n’avait pas tant trait à la prostitution, ni aux personnes victimes de la prostitution, mais plutôt à la question du sort de notre contrat social, celui du contrat social français.
Empêcher les travailleurSEs du sexe de travailler en pénalisant nos clients aurait donc en réalité un sens beaucoup plus profond, n’ayant finalement pas tant trait à nous mêmes, mais au contrat social français. J’avoue m’être senti un peu perdu, et je me suis demandé si toute l’audience ne l’était pas également.
Elle a poursuivi en faisant le portrait type de celui qu’on appellerait avec, d’après elle, une «pudeur nauséabonde», le client. Présenté comme l’équivalent d’un violeur, celui qui frapperait, qui transmettrait sciemment le VIH (bonjour la sérophobie), jetterait ses billets au sol, et serait responsable de la traite des êtres humains, elle a défendu sa pénalisation.
Maître Questiaux a expliqué que «nous serions toutes et tous victimes de la prostitution» et que l’interdiction sauverait des vies, en libérant d’un mensonge, celui de l’auto-détestation des victimes qui refuseraient de se voir comme victimes parce qu’être victime serait présenté comme honteux, tandis que le Mouvement du Nid accompagnerait les prostituées pour qu’elles puissent se revendiquer comme victimes, et grâce à ce statut de victime, bénéficier des droits du parcours de sortie de la prostitution à savoir une allocation de 330 euros par mois et une Autorisation Provisoire de Séjour (APS) de six mois. Le statut de victime accordé comme modèle d’émancipation? Pourquoi n’y avions nous pas pensé avant?
Elle termina son discours en critiquant l’affirmation de choix qui serait répété par des travailleurSEs du sexe, dénonçant le fait de ne pas vouloir voir ni entendre ce qu’il y a derrière le fait qu’on parle de choix ou de liberté. Il faut donc croire que le Mouvement du Nid rencontre beaucoup de travailleurSEs du sexe qui revendiquent un choix et refusent le statut de victime généreusement offert. Elle conclua en accusant les défenseurs de la QPC de négation de l’essence et du sens même de notre humanité.
Elle fut remplacée par Maître Frédérique Pollet Rouyer représentant l’Association contre les Violences faites aux Femmes au Travail.
Celle-ci commença avec une citation d’Andréa Dworkin pour «décrire la réalité prostitutionnelle» à savoir le fait qu’un homme impose son désir à une femme et jouisse de son asservissement. On pourrait penser à d’autres rapports hétérosexuels, mais il faut croire que la domination masculine n’existe que pour les travailleuses du sexe, et que la définition choisie leur soit spécifique.
Selon elle, des lobbys s’appuieraient sur les discours des opprimées elles-mêmes pour justifier leur oppression, notamment quand des femmes, qui auraient (nécessairement?) été violées auparavant, seraient mises en avant, et diraient reprendre du pouvoir, en «faisant payer au sens propre et figuré les hommes qui les achètent», présentant la prostitution sous un jour favorable, en en parlant comme d’une activité économique. Face à ces lobbys, il y aurait les prostituées qui une fois sorties de la prostitution, expliquent que ces discours seraient la seule manière de supporter l’insupportable.
En somme, les travailleuses du sexe qui revendiquent leurs droits ne seraient que les victimes de lobbys, et il ne faudrait surtout pas les prendre au sérieux, car seules celles qui seraient «sorties de la prostitution» ne seraient plus sous la manipulation des lobbys ou dans le déni de leur oppression. Belle manière d’invalider la parole des personnes qu’on prétend défendre non?
Maître Pollet Rouyer continua pour parler de la rencontre entre le droit et la morale. «Il y a de la morale dans la loi et heureusement» nous dit elle, citant ensuite la bible et ses 10 commandements: «tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne violeras pas». Une morale sécularisée dans l’intérêt de tous et de toutes.
Elle nous dit qu’il n’y a pas de liberté sans limites, et on comprend que les travailleurSEs du sexe ne peuvent donc pas prétendre détenir des libertés, car tant qu’on est «dans la prostitution», on serait dans un autre espace, en dehors de la société et du système, pour reprendre les termes de Maître Questiaux avant elle.
Maître Pollet Rouyer a insisté sur la liberté comme principe de protection contre les abus de pouvoir et elle pensait bien évidemment aux abus de pouvoir des clients. Les travailleurSEs du sexe n’auraient donc des libertés qu’en dehors du travail sexuel, et jamais en tant que travailleurSEs du sexe. Pouvons nous cependant mobilier cette même définition de la liberté en tant que protection contre les abus de pouvoir, en particulier ceux des abolitionnistes qui prétendent définir à notre place ce que seraient nos oppressions? Ne sont ils pas eux aussi des lobbys comme ils accusent les mouvements de travailleurSEs du sexe de l’être?
Ce qui nous parait dangereux, c’est quand Maître Pollet Rouyer raconte que le «consentement est un leurre», comparant les travailleurSEs du sexe acceptant d’être pénétréEs sexuellement aux personnes qui consentiraient à vendre un œil ou à travailler sans être déclaréEs. Le Conseil Constitutionnel est donc invité à ne pas accepter comme valable le consentement des travailleurSEs du sexe, une nouvelle définition de la violence nous est suggérée.
Maître Pollet Rouyer explique ainsi que les travailleuses du sexe ne peuvent jamais être considérées comme consentantes car «si les prostituées sont d’accord, elles sont donc responsables de leur situation et responsables des violences qu’elles subissent». Cela ne vous rappelle pas d’autres mises en garde contre les femmes qui provoqueraient leurs agresseurs parce qu’elles seraient au départ d’accord avec un homme? Drôle de nouvelle définition qui nierait la capacité des femmes à poser la limite de leur consentement. Si la définition du travail forcé, du viol, de la violence ne se base plus sur l’absence de consentement des victimes, nous sommes en train de changer la définition de ces infractions pénales.
Sous prétexte de rapport de pouvoir avec les hommes, nos clients, les abolitionnistes s’arrogent donc le pouvoir de définir, et de décider, à la place des travailleurSEs du sexe, des actions que nous pouvons mener ou pas. Est ce vraiment le désir des clients qui nous est «imposé», ou celui des abolitionnistes?
Maître Pollet Rouyer invite à ne plus distinguer espace privé ou public, les prostituées mineures ou majeures, consentantes ou non consentantes car les clients auraient, selon elle, tout intérêt à rechercher des personnes mineures et non consentantes. Rappelons peut être que le viol est déjà puni par la loi, et que cette loi est censée s’appliquer à tous, y compris aux clients et aux travailleuses du sexe, et que créer des systèmes spécifiques en dehors du droit commun pour nier la capacité des travailleuses du sexe à consentir n’est en rien une défense de nos libertés, bien au contraire.
Maître Pollet Rouyer s’inquiète qu’en l’absence de pénalisation des clients, le harcèlement sexuel au travail s’en trouverait légitimé juridiquement, comme si un employeur avait eu la possibilité légale avant 2016, et cette pénalisation, d’imposer un rapport sexuel. La QPC n’a évidemment pas pour but de légaliser le harcèlement sexuel ni le viol en entreprise.
Maître Vanina Meplain a ensuite pris la parole pour l’association Equipes d’Action Contre le Proxénétisme.
L’avocate a prétendu que l’association qu’elle représente connait parfaitement les réalités de la prostitution. Selon elle, la réalité, serait que la loi n’a pas aggravé les conditions de vie des prostituées mais les aurait au contraire amélioré en les sortant de la prostitution, car il n’y aurait pas d’autre alternative que de les en sortir. Cependant, immédiatement après, elle a expliqué que la loi ne pouvait pas être encore évaluée car pas assez appliquée. Il faudrait savoir. Peut on évaluer de son succès ou pas encore l’évaluer?
Elle a accusé de malhonnêteté les opposants à la loi, expliquant que les prix baissent à cause du développement de la traite et non de la pénalisation, et que les violences existaient de toute façon de tout temps, et que les clients en seraient les premiers auteurs, dénonçant une absence de chiffres pourtant rapportés dans l‘enquête d’impact de la loi citée par les avocats en défense de la QPC et sans qu’elle même n’apporte aucune référence scientifique. Aucune référence scientifique non plus lorsqu’elle a évoqué une espérance de vie écourtée, ni les 5000 à 8000 mineurs qui seraient dans la prostitution en France.
Elle a poursuivi sur la défense de la loi, notamment des stages de sensibilisation des clients affirmant de son succès parce que 75% des stagiaires ont admis avoir pris conscience de leurs actes et être satisfaits du stage. N’est il pas ironique de s’appuyer sur les propos des clients pour affirmer le succès de leur pénalisation, ceux-ci n’ayant peut être pas trop intérêt à dire la vérité, car le stage leur permet souvent de ne pas avoir à payer une amende.
La loi aurait eu le mérite d’inciter la science à s’intéresser aux «séquelles psychologiques laissées par les actes de pénétration sexuelle à répétition». La totalité des travailleuses du sexe rencontrées par leur association souffriraient de stress post traumatiques, et cela serait le cas de 80% des prostituées. La Haute Autorité en Santé n’a pourtant pas mis en lumière de problèmes de santé mentale particuliers chez les travailleurSEs du sexe dans son rapport paru en 2016 compilant une cinquantaine d’études sur le sujet de notre santé. Au contraire, le rapport met en lumière le manque de données permettant de faire le lien entre exercice du travail sexuel et la survenue de troubles mentaux.
Au final, il est remarquable que des arguments moraux aient été mis en avant plutôt que des arguments de droit. Espérons que le Conseil Constitutionnel fasse correctement son travail, vérifie les affirmations et les chiffres, et statue bien sur le droit, comme il est censé faire, sans peur des pressions et accusations des prohibitionnistes très doués pour terroriser la classe politique.