Premier long-métrage d’Eva Husson, Bang Gang (une histoire d’amour moderne) se penche sur le berceau de l’adolescence, décrivant une déflagration de solitude et de désir qui risque d’exciter les groupuscules bien-pensants de l’Hexagone. Sortie en salles le 13 janvier 2016.
Dans la banlieue middle class d’un Biarritz anonymisé, George, jolie blonde de 16 ans, baise et s’éprend d’Alex qui, lui, préfère mater les performances de gymnastes en justaucorps à la télé plutôt que de répondre à ses textos. Lors d’une fête, pour attirer son attention, elle propose à ses amis – provocatrice – un jeu sexuel qui deviendra bientôt un rendez-vous communautaire : le “Bang Gang” ou l’orgie institutionnalisée.
Bang gang, big bang, gang bang
Bang Gang. Le titre enlace l’histoire. Rebondissant et polysémique, il invite au lapsus. On y voit tout de suite la tribu, le “gang” et ses réunions ; le “big bang” marquant le début d’une ère ; le “bang” de bande dessinée, cette onomatopée de l’explosion ; l’autre “bang”, la pipe à eau utilisée pour fumer du cannabis ; et la pratique sexuelle de groupe, le #gangbang, un lieu commun des tubes pornos. Confusion, drogue, expérimentation, identité, réseaux sociaux. L’adolescence et ses poncifs incarnés dans une génération biberonnée au désastre et à l’Internet.
Bang Gang. L’ordre de ces deux mots n’est pas innocent, tout comme celui des séquences. Un extrait de la dernière orgie, apothéose et pivot narratif de cet engrenage de jeunesse, sert d’introduction. Sur fond de musique lyrique, les corps se frôlent, se lèchent et se pénètrent dans une chorégraphie parfaitement orchestrée qui tranche avec l’apparente liberté des protagonistes. Propulsée in medias res, j’ai aussitôt ressenti une fascination contradictoire pour la beauté et la violence, l’harmonie et l’uniformisation qui se dégageaient de ces tableaux aux allures de Caravage.
La vie privée des ados
Les fresques collectives alternent avec les portraits de cinq personnages. Alex, George, Laetitia, Gabriel et Nikita. Chacun entretient des liens particuliers avec la famille, la solitude et l’intime. Tâches de rousseur, posture désinvolte, Alex est livré à lui-même. Pendant plusieurs mois, il vit seul dans une grande maison excentrée avec piscine. Sa mère divorcée est partie au Maroc pour mener des fouilles archéologiques. Il n’a pas de contact avec son père. George s’occupe du bébé que viennent d’avoir ses parents. Elle est accro à son smartphone, mais tient un journal “à l’ancienne” où elle liste les prénoms de ses amants. Fille unique, la chaste Laetitia est élevée par un père ultra-protecteur. Son voisin, Gabriel, oscille entre agressivité et silence : suite à un accident, son père est devenu paraplégique. Quant à Nikita, on ne rencontre jamais sa famille néanmoins qualifiée de “nombreuse”. Alex lui propose d’ailleurs de s’installer chez lui un temps, le temps des possibles.
Tous fréquentent le même lycée, les mêmes plages de sable fin aux faux airs californiens. Le sexe hante leurs blagues, leurs conversations et leurs attitudes. Leur rapport à la nudité est d’une légèreté déconcertante. Dans l’une des premières scènes, Alex, Nikita, George et Laetitia visionnent un porno de Stoya sur un laptop au bord de la piscine. En bonne ingénue, “Laeti” se plaint que les filles aient peu accès à l’anatomie des garçons. Elle exige de Nikita qu’il baisse son pantalon. Les rires décomplexés se déploient. George va chercher “un jus” dans la cuisine où Alex la rejoint, la trouve “sexy”, l’embrasse. La pluie orageuse se met à tomber. Les deux autres les surprennent en pleine baise. Nikita voudrait les imiter, Laetitia “préfère regarder”. Le ton est donné. Bang Gang synthétise la culture contemporaine du corps.
[Dé]connexion
Si les adolescents se montrent curieux vis-à-vis du cul et ont en 2015 très facilement accès au X, ce que dépeint avec justesse Eva Husson, sont-ils aussi à l’aise avec leur nudité ? Vraiment ? Et fallait-il choisir des acteurs tout droit sortis de pubs American Apparel comme porte-étendards ? Je comprends cette obsession esthétisante, mais un peu moins la vision fantasmée d’une jeunesse débridée et sans complexes. À 28 ans, j’ai le souvenir de peaux acnéiques, d’appareils dentaires, de seins trop petits ou trop gros, de copines se cachant dans les vestiaires du gymnase scolaire pour se changer, de confidences pudiques, de pression vis-à-vis de la virginité, d’expériences certes, mais surtout de maladresses. En une décennie, l’âge ingrat serait-il devenu l’âge de grâce ?
Il est cependant incontestable que les moyens de communication et, par conséquent, le rapport à l’image – de soi et des autres – ont évolué. Jusqu’à 14 ans, j’appelais mes amis en loucedé sur des téléphones fixes. Puis j’ai eu mon Nokia 3310, l’Internet et les SMS limités, le tchat CaraMail, le site de rencontres Quoimagueule, une page Skyblog. La fin de mon adolescence a coïncidé avec la démocratisation de Myspace. J’ai connu la Préhistoire du personal branding et de la mondialisation de l’échange. Les héros de Bang Gang se situent à l’Antiquité. Outre les instants selfie et les scènes de stalking Facebook où ils s’épient, se comparent, s’admirent, la mise en place de leurs partouzes va de pair avec un carnet de bord virtuel. Des photos et des vidéos capturent toute cette fluidité sexuelle. Elles sont postées dans un recoin sombre du web, associées au tag #banggang.
Alex, George, Laetitia, Gabriel, Nikita et leurs potes sont persuadés d’avoir le contrôle. Ils carburent à l’alcool, à la MDMA et au shit. Ils n’utilisent pas de capotes. Rois d’une société tactile et éphémère. Mais en arrière-plan, le monde continue de – mal – tourner. Aux infos, catastrophes ferroviaires et canicule s’enchaînent : un condensé d’actus estivales des dernières années. Tout déraille. Comme leur petit système qui soudain les dépasse. Comme leur image dont on les dépossède. Je ne peux m’empêcher de penser à ce vent d’apocalypse omniprésent dans la filmographie de Gregg Araki, et à la dimension auto-destructrice du Kids de Larry Clark. À la différence qu’ici, des notes d’amour et de féminisme, donc d’espoir, parviennent à émerger.
Entre malaise et douceur, Bang Gang sonde un épiphénomène inspiré de faits divers, en évitant le pastiche et le jugement mais, certains le déploreront, pas la morale de fin. Une fable moderne, en somme.