Dans “La Maison”, l’écrivaine Emma Becker résume deux années de sa vie sexuelle et amoureuse, dans un bordel de Berlin. Elle s’est prostituée parce qu’elle voulait comprendre. Est-ce qu’une “travailleuse” peut jouir ? Qu’est-ce qui attire les hommes ?
Née en 1988 à Fresnes, Emma Becker est longtemps élève dans des
institutions catholiques. Vers 14 ans, elle lit en cachette des romans
érotiques. A 20 ans, elle a une histoire d’amour avec un chirurgien marié
approchant la cinquantaine. Elle en fait la matière de son premier roman : Mr (Denoël).
En 2011, son deuxième roman –Alice (Denoël)– en dévoile un peu plus de sa vie intime et
intérieure. En 2013, Emma déménage à Berlin, après une rupture amoureuse. C’est
là qu’un amant vient la rejoindre et, dans une rue remplie de prostituée, se
met à lui dire : «Je ne sais pas combien de temps tu peux être excitée en
faisant un boulot pareil.
— Enfin, Stéphane… ! On ne parle pas de robots.
— Non, mais tu n’as aucune idée de ce que ça peut être de faire
dix passes par jour. Au bout d’un moment, je pense que l’esprit et le corps s’y
résolvent ensemble, et que l’excitation devient un paramètre non seulement
ornemental, mais extrêmement rare.»
Qu’est-ce qui «peut bien se passer dans la tête d’une pute»
Cette conversation déclenche-t-elle l’envie de savoir ? Emma Becker
se fait embaucher dans une «Maison», ouverte chaque jour entre 10 et 23h, et
dont les pensionnaires travaillent par roulement. Sur les soixante filles de
l’équipe, une quinzaine au moins sont des infirmières, pour arrondir leurs fins
de mois. Quant aux autres… Emma se questionne : «les femmes baisent pour un
tas d’excellentes raisons qui n’ont rien à voir avec le plaisir physique».
Les raisons des prostituées sont-elles si différentes ? De son expérience du
bordel, transposée dans La Maison (Flammarion), une chronique documentaire entrecoupée de souvenirs et
de réflexions, elle tire un récit rare, passionnant, de 400 pages, qui maintient juste ce
qu’il faut de distance pour que le monde des prostituées ne soit jamais que le
monde de personnes partageant les mêmes questionnements. Quelle part de toi
participe lorsque tu fais l’amour ? Pourquoi est-il si compliqué de jouir ?
As-tu besoin de faire jouir quelqu’un pour te rassurer ?
Sentir, c’est ça «le vrai problème dans le fait d’être une
pute»
Emma Becker se rappelle. Quand elle était «dans la peau de cette
gamine qui désespérait d’être pour les garçons autre chose qu’une copine à
lunettes», ne rêvait-elle pas déjà d’être une autre femme ? De son passage dans la Maison, elle rapporte une
extraordinaire quantité de témoignages qui s’agrègent au sien. Les trajectoires
de vie se mélangent aux descriptions de la «vie quotidienne» dans le salon où
les femmes attendent. Elles attendent qu’un client les choisisse, afin de
l’emmener dans une chambre au choix : la Dorée au plafond de miroirs, le Studio
carrelé de blanc, la Rouge aux lumières tamisées… Esmée, Gita, Ingrid, Agnetha,
Genova se succèdent sous sa plume. «Le problème avec ce métier, c’est qu’au
bout d’un moment, ton corps ne sait plus quand tu fais semblant et quand tu
sens vraiment quelque chose, lui raconte Hildie. Tu te donnes tellement
de mal à bâtir cette indifférence, c’est tellement devenu un réflexe, qu’il
faut un certain temps pour que ton corps réapprenne à sentir.»
Le mystère Victoria
Pour certaines prostituées, le problème, «c’est les mascarades
que l’on s’impose et qui deviennent la vérité.» Pour d’autres, c’est faire
en sorte que le mari ne l’apprenne pas (alors même que, probablement, elles ne
font que penser à lui). Pour d’autres encore, c’est la peur de ne pas plaire à
des hommes dont, de toute manière, elles se fichent… jusqu’au moment où elles
en trouvent un de leur goût. Parmi les portraits les plus fascinants, il y a
celui de Victoria dont toutes les filles se demandent quel est le secret. «Berlin,
trois millions et demi d’habitants, mais il y a toujours derrière la porte un
visage qu’elle a vu Dieu sait où, au travail, au supermarché, celui d’un
voisin, d’un parent d’élève – à croire que Victoria disperse des phéromones
attrapant tous les mecs qui voudraient bien la baiser mais qui, pour un certain
nombre de raisons, ne peuvent pas.» Victoria rend les hommes fous. Comment s’y prend-elle ? En quatre ans, elle a changé trois fois de nom en vain : ses
clients énamourés la poursuivent.
«Bon Dieu, qu’a Victoria qui les fait tous courir ?»
«Parfois s’élève du couloir, juste avant que la lourde porte
d’entrée se referme, la plainte tonitruante d’un client qui s’en va bredouille
encore une fois et lance, comme une bouteille à la mer : “Je sais que tu es
là… ! Silke, je sais très bien que tu es là… !” Sans que l’on puisse
déterminer si Victoria s’appelle vraiment Silke.» Emma se demande quelle
magie Victoria possède pour que des jeunes clients se mettent presque à pleurer
lorsqu’on leur propose une autre fille. C’est d’autant plus étrange que Victoria a
42 ans, un derrière large, presque carré et des manières de grenadier : «Elle
ne fait aucun effort pour prétendre être enchantée de faire la connaissance de
qui que ce soit – parfois, elle oublie d’enlever ses chaussons et passe en coup
de vent, suivie d’un effluve de nourriture qu’elle a engloutie sans penser aux
prochains qui se pendront à ses lèvres.» Ses vêtements et son parfum puent le
métier. Mais est-ce là justement ce qui attire les hommes, fatigués par les
«minauderies» et par la «bonne volonté mercantile» des autres prostituées ? Peut-être
est-ce «une audace qu’on apprend après dix ans de bordel» ?
«Où va l’âme des endroits qui ont été si violemment habités
?»
Emma Becker affirme avoir beaucoup appris. Un jour, en
2017, la Maison met la clé sous la porte. Emma rachète un des lourds lits sur
lesquels elle a travaillé : «On s’y enfonce terrassé par l’épuisement de
tous les gens qui s’y sont dépensés pendant quarante ans», dit-elle,
avouant sa nostalgie. Sa nostalgie est si puissante, d’ailleurs, qu’elle
rachète même un dessus de lit afin de garder près d’elle «le fumet familier
du bordel où j’ai bossé pendant deux ans», enfonçant le nez dans sa texture,
à la poursuite des odeurs plus lancinantes : transpiration des corps, reste de sucs
humains mélangés aux parfums d’huiles pour le corps. En 2016, Emma a accouché
d’un enfant auquel, maintenant, elle consacre son prochain roman, fière, ainsi
qu’elle le dit, d’avoir «réussi à devenir écrivain,
amante, femme, pute et mère.»
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A LIRE : La Maison, d’Emma Becker, éd. Flammarion, sortie le 21 août 2019.