Un néon rouge souligne le comptoir d’un trait lumineux. Derrière les tireuses à bière, deux serveurs brésiliens s’activent en silence. Il est bientôt 16 heures et le Pantibar s’apprête à ouvrir ses portes. On devine au bout de la piste de danse, derrière un rideau noir mal refermé, la petite scène où Panti Bliss se produit chaque samedi. Cette drag queen irlandaise est une institution sur l’île d’Émeraude. «A national fucking treasure», confirme sa bio Twitter, en jouant sur les mots.
Elle a laissé au placard ce jour-là ses talons aiguilles et ses épaisses boucles blondes. Son alter-ego masculin, Rory O’Neill, propriétaire des lieux, nous reçoit dans l’intimité du sous-sol. Yeux bleus perçants, mâchoire carrée, il caresse machinalement la petite chienne assise à ses côtés, Penelope. Fils d’un vétérinaire de campagne, le quadragénaire a grandi au milieu des animaux, à Ballinrobe, un village d’à peine 3000 âmes abandonné aux bourrasques de l’Atlantique. De cette enfance heureuse, aux côtés de ses cinq frères et sœurs, il garde le souvenir de son tout premier voyage à l’étranger.
«C’était en Suisse, un été, entre Lucerne et Berne, raconte-il. J’avais 12 ou 13 ans à l’époque. A notre retour, mes parents m’ont laissé peindre les palissades du jardin avec des scènes de montagne. J’avais également ramené une cloche à vaches, que j’ai accrochée au mouton qui nous servait d’animal de compagnie, dans le jardin. Le bruit m’a accompagné pendant des années.» Et nourrit ses envies d’ailleurs.
Destination: Tokyo
A l’étroit dans un pays où l’homosexualité n’a été dépénalisée qu’en 1993, Rory, comme beaucoup de jeunes gays irlandais, a rapidement mis les voiles sur Londres. Puis Tokyo, qui lui a laissé son nom de scène. «Je m’appelais Letitia à l’origine, comme un autre de mes moutons de compagnie, mais c’était trop compliqué à prononcer pour les Japonais. Je formais alors un duo avec un Américain. On a choisi Candy – Panti, qui claquait davantage.»
Après cinq ans au Japon, la grande blonde au sourire carnassier prévoit de poser ses valises à Paris, via un crochet sur son île. «J’avais quitté, à la fin des années 1980, un pays qui semblait être en récession permanente. Dublin était une ville grise et déprimante. J’ai été surprise de voir à quelle vitesse tout avait changé. C’était au début du boom économique. Je me suis tellement amusée que je suis restée.» Et elle rejette aujourd’hui l’étiquette conservatrice souvent collée à l’Irlande. «Quand je raconte à des étrangers qu’avoir des relations homosexuelles était encore interdit ici en 1992, ils sont choqués, mais il n’y avait pas non plus de descentes de police dans les bars gays.»
Le «Pantigate»
Panti s’est tout de même retrouvée en début d’année au cœur d’une polémique ubuesque. Invitée en prime time, le samedi soir, de l’une des émissions les plus populaires du pays, elle a dénoncé, au détour d’une conversation improvisée avec le présentateur, l’homophobie latente de certains journalistes et hommes politiques. Ces derniers ont immédiatement menacé de porter plainte pour diffamation, mais la télévision publique irlandaise, RTE, leur a versé 85’000 euros (102’000 fr.) d’indemnités afin d’éviter un procès coûteux.
L’affaire, baptisée le «Pantigate» par les médias irlandais, a au moins eu le mérite selon elle de faire avancer le débat sur l’homosexualité dans le pays. Quelques semaines plus tard, la célèbre drag queen était invitée à s’exprimer sur la scène du théâtre national, à Dublin. Haut perchée dans une robe mauve moulante, elle y a délivré un discours aussi drôle que touchant sur l’oppression ressentie au quotidien par les homosexuels irlandais. Les regards en coin aux passages piétons, les insultes et l’homophobie ordinaire à la télévision. La vidéo de son intervention (Panti’s Noble Call) a été visionnée à ce jour plus de 650’000 fois sur YouTube.
«Je ne m’attendais absolument pas à une telle réaction, affirme-t-elle. Ce n’est pas vingt secondes d’un chaton qui tombe dans les escaliers, mais un discours de dix minutes sur l’homophobie… Beaucoup de gens s’y sont identifiés et pas seulement chez les gays. J’ai reçu des messages de femmes, de personnes en fauteuil roulant, qui se sentent en marge de la société.»
Panti Bliss est devenue depuis, presque malgré elle, la voix de la communauté LGBT en Irlande. «Je ne veux pas faire de politique, mais j’ai une grande gueule et je sais me faire entendre.» On devrait s’en rendre compte dans les prochains mois, alors que se profile à l’horizon irlandais un référendum sur le mariage gay, prévu au printemps prochain. «Je donnerai un coup de main, c’est une cause importante.» Mais elle ne veut pas que l’«activiste accidentelle», comme elle se décrit – aussi – dans sa bio Twitter, ne prenne le pas sur l’artiste. «Les gens me prennent parfois trop au sérieux, désormais. Ils s’attendent à voir débouler Gandhi à chaque fois et je dois leur rappeler que je suis également une drag queen. J’ai toujours envie de faire des blagues en dessous de la ceinture.» Peut-être pas sur la télévision publique.