En 1924, l’architecte Loos quitte Vienne pour refaire sa vie à Paris. L’année suivante, Joséphine Baker, 19 ans, débarque en France et devient l’égérie de l’avant-garde. Loos tombe-t-il amoureux ? Il conçoit pour Baker un bâtiment bizarre. Voire pervers.
En 1928, l’autrichien
Adolf Loos réalise les plans d’une maison qui ne verra jamais le jour et que
beaucoup d’architectes considèrent comme un bâtiment précurseur –l’expression
de modernité la plus radicale des années folles– tout entier construit autour
d’une piscine. Il est connu sous le nom : «maison de Joséphine Baker». Mais le
mystère qui l’entoure est grand. Pourquoi Joséphine n’en a-t-elle jamais parlé
? Etait-elle au courant de ce projet ? En avait-elle passé commande ? A-t-elle
compris dans quel piège Loos voulait la faire tomber et l’a-t-elle refusé ?
Les débuts de leur
«liaison»
Commençons par le début.
Lorsqu’Adolf Loos rencontre Joséphine Baker, il succombe –comme beaucoup– au
charme de la danseuse que tout Paris fête et célèbre. Leur relation est amicale,
semble-t-il. Joséphine montre à Loos comment danser le Charleston. Un jour,
elle lui raconte qu’elle cherche un architecte. Joséphine possède à l’époque
une maison dans le 16e arrondissement de Paris, entre l’avenue
Bugeaud et la rue du Général-Clergerie, qu’elle veut faire entièrement rénover.
Loos saisit l’opportunité. Il conçoit une maison de quatre étages, dont la
façade austère s’orne de bandes parallèles de marbre noir et blanc, par
allusion non seulement au multiculturalisme de sa muse, mais à son goût pour
les vêtements rayés et au contraste entre sa peau (synonyme d’esclave) et sa liberté.
L’énigme de
la façade
D’aspect
dissonant – un bunker strié de bandes noires – la maison que Loos met au point
fonctionne à la façon d’un piège optique. Elle capte l’oeil et fait tâche,
littéralement, autant que Joséphine Baker lorsqu’elle danse demi-nue au théâtre
des Champs Elysées. C’est une maison paradoxale, qui à la fois rappelle la
prison et la sauvagerie. D’un côté, elle évoque l’univers carcéral et la tenue
rayée des détenus. D’un autre côté, elle peut se lire comme un clin d’oeil aux
zèbres et aux tatouages, mais également comme une allusion aux «rayures» (strip)
qui se trouvent dans le mot «strip-tease». Cette maison rayée (stripped house, qui peut aussi se lire striped house autrement dit «maison déshabillée») est-elle conçue
pour dévoiler le corps de Baker ou pour l’emprisonner ?
Plan d’architecte ou plan tactique ?
De toute
évidence, Loos a des plans sur Joséphine… des plans faciles à lire, pour qui
connaît son travail. En 1908, Loos publie un texte polémique (Ornement et
Crime) : «Le premier ornement qu’on vit paraître, la
croix, était d’origine érotique. Ce fut la première œuvre d’art, la première
peinture que le premier peintre barbouilla sur un mur pour se débarrasser de
son trop-plein de vie. Un trait horizontal : la femme couchée. Un trait
vertical : l’homme qui la pénètre.» A la lumière de ce texte, que penser
des bandes noires horizontales de la façade, sinon qu’elles représentent la
femme noire «couchée», sur laquelle s’allonge l’homme blanc qui veut la pénétrer
?
Un
projet (d’architecture) machiavélique
Pour
mieux la pénétrer, Loos fait de la maison qu’il réserve à Joséphine une sorte
de piège. Derrière la façade lisse et froide, il agence en effet des salles
suivant une logique singulière, qui vise sciemment à éliminer tout ce qui
pourrait relever de la «vie de famille». Cette maison n’est pas faite pour
abriter une vie bourgeoise (celle d’une femme au foyer ni d’une mère de
famille) mais, au contraire, pour mettre en valeur le corps d’une idole
érotique. Lorsque le visiteur passe la porte d’entrée, la première chose qu’il
voit est un immense escalier. Que fait-il ? Il lève les yeux. Résonnent alors les bruits d’une femme qui approche, invisible, perchée sur ses
talons. D’abord, on ne fait que l’entendre.
Une
maison qui habille et qui déshabille
Puis
sa tête apparaît et, lentement… alors qu’elle avance en surplomb du visiteur…
son corps apparaît aussi. Comme dans les spectacles de Music Hall, l’escalier
imaginé par Loos n’a pas d’autre fonction que créer l’attente. Dans un article en forme d’ode, Fares el-Dahdah (professeur d’architecture aux Etats-Unis),
décrit ainsi l’effet de scène induit par cet élément d’architecture : «L’approche
de Joséphine depuis le vestibule est d’abord affaire de son. Puis sa tête
apparaît, comme si elle portait les marches d’escalier à la façon d’une robe…
Après quoi son corps est dévoilé graduellement, de haut en bas, comme dans les
strip-teases.» Ainsi que le souligne Fares el-Dahdah, la maison de
Joséphine est une maison pour voyeurs. Elle joue le rôle d’un vêtement qui sert
à montrer-cacher.
Piscine
ou aquarium humain ?
Au
coeur de cette maison, la piscine conçue par Loos constitue l’élément le plus
troublant du système. Cette piscine (9 m. de long, 4 m. de large, 2 m. de
profondeur) est entourée de gigantesques vitres, sur ses quatre côtés, fonctionnant
comme des miroirs sans tain. Dans cet aquarium géant, la nageuse évolue sous
les yeux de tous les invités. Drapée par l’eau de cristal, inondée de lumière,
elle effectue l’effeuillage aquatique. Lorsqu’elle regarde les
vitres, celles-ci lui renvoient son reflet. Mais de l’autre côté, il y a des
spectateurs, dissimulés, qui la regardent alors qu’elle se mire dans le verre.
Joséphine Baker aimait nager. Loos le savait. Mais la piscine qu’il place au
centre de son plan est placée de façon diabolique, sous un toit de verre afin
de capter toute la lumière venant du ciel et de la renvoyer contre les parois
vitrées pour en faire des surfaces réfléchissantes. Comme dans les peep-shows, le dispositif protège les voyeurs, afin qu’ils puissent se faire jouir en matant.
Une
maison spéculative
Véritable boîte à strip, la maison de Joséphine ne semble avoir été pensée
qu’en vue de prolonger un rêve masturbatoire. Pour Fares el-Dahdah, si cette
maison n’a jamais vu le jour, c’est que –probablement– Loos lui-même avait
prévu l’échec de cette proposition. Peut-être n’avait-il dessiné les plans que pour son propre plaisir
? Tout ingénieux qu’il soit, le piège de la maison se referme donc sur du vide…
L’article de Fares el-Dahdah est accompagné par une troublante reconstitution, en
images de synthèse, de cette maison fantasmatique. Réalisées par le designer
Stephen Atkinson, les images en noir et blanc montrent une piscine où personne
ne nage. Des salons privés où personne n’attend. Des couloirs déserts, longeant
un cube rempli d’eau transparente. Voilà tout ce qu’il reste de ce fantasme
architectural. De cette déclaration solitaire. Seul le désir occupe cette maison laissée lettre morte.
.
A LIRE : “Josephine Baker House, For Loos’s Pleasure”, de Stephen Atkinson et Fares El-Dahdah, in: Assemblage n°26,
MIT Press, 1995, p 72-87.
A LIRE :
Adolf Loos et l’humour masochiste, de Can Onaner, éditions MētisPresses, 2020.
CET ARTICLE FAITPARTIE D’UN DOSSIER : «L’architecture peut-elle rendre amoureux-euse ?» ; «Une maison pour ton corps nu» ; «La chambre de Lina : conjugale ou mortuaire ?» ; «Meurs c’est une déesse»