On la pensait à l’image de sa voix – masculine et rocailleuse. Mais c’est une longue liane ténébreuse qui s’attable devant nous. Silhouette Slimane et carré bouclé, l’élégance stricte de Michelle Gurevitch tranche avec le panache excentrique de Kreuzberg. Installée à Berlin depuis 2010, la Canadienne commande sa bière en anglais. De fait, ce n’est pas Goethe qui l’attire en Allemagne. C’est son public, essentiellement basé en Europe de l’Est. Quatre ans plus tard, c’est par voie de cinéma qu’elle a fini par arriver chez nous. Caméra d’or au festival de Cannes, Party Girl empruntait à Chinawoman à la fois sa musique et son titre: l’Europe de l’Ouest découvrait sur le tard ses chroniques acides et ses clips rétro.
«On l’entendait partout. Des sonneries de téléphones portables de Mamans ukrainiennes aux yachts de millionnaires russes»
Pour expliquer ce succès géolocalisé, on peut tabler sur ses origines russes: l’influence des violons et poètes bardes transpirent dans ses chansons. Chinawoman préfère s’en remettre à la la chance : «Un internaute moscovite a posté ma musique sur son blog, après quoi elle s’est propagée dans la région.» Du jour au lendemain, Party Girl – la mélopée des coupes de champagne éventées – conquiert l’est de l’Europe : «On l’entendait partout. Des sonneries de téléphones portables de Mamans ukrainiennes aux yachts de millionnaires russes», s’amuse-t-elle en rougissant.
Du jour au lendemain, elle passe des bars déserts de Toronto aux salles combles de Saint-Pet’, de Zagreb et de Varsovie. Sur scène, elle troque rapidement la bouteille de vodka («au début, j’étais vraiment trashy», se souvient-elle, la moue poupine) contre un clavier et une guitare. Mais garde ses chagrins en bandoulière et chante des ballades lo-fi qu’elle qualifie de «ballets post-punk et de new-wave mélancolique». Entre la nonchalance rimbaldienne et le goût du drame slave, elle y raconte par le menu ses amours vaches, ses ex-récalcitrantes, les contraintes de la fidélité, les soirs qui tanguent et les matins brouillons.
Peu se souviennent de son passage en Suisse, à Berne et Winterthour, en 2011. Mais son premier concert français, le 5 décembre 2014, était complet. Les yeux mi-clos, une foule béate y reprenait en chœur ses refrains alanguis. Elle s’en réjouit: «C’est toute une nouvelle partie de l’Europe qui s’ouvre enfin à moi, et c’est très stimulant.»
Art de l’accident
Au-delà des accointances culturelles, une certaine part de hasard (heureux) explique son parcours. Ancienne tradeuse reconvertie dans le montage audiovisuel, elle n’avait pas prévu de se lancer dans la musique: «J’attendais d’avoir les fonds pour réaliser le film de mes rêves. C’était les débuts de Myspace. Un ami m’a ouvert une page, pour plaisanter.» Il fallait la remplir. Elle se donne une semaine pour composer sa première chanson, I kiss the hand of my destroyer. Hasard encore «Chinawoman», son nom de scène sinisant, renseigné à la va-vite en installant Garage Band. Hasard enfin sa signature vocale. Ce miaulement tiède, tour à tour sensuel ou indifférent, qui caresse et qui jure, qui dit à la fois le désir et sa mort, elle l’a trouvé par accident : «Le jour où j’ai voulu m’enregistrer, mon colocataire recevait des amis. J’étais vraiment gênée, donc j’ai chanté en chuchotant.» Trois albums plus tard, la presse compare son susurrement boudeur au flegme de Leonard Cohen ou de PJ Harvey.
Pourtant, Chinawoman ne se contente pas de suivre le bon vent qui la porte. Elle protège jalousement son indépendance, dans un savant mélange de rigueur russe et de rationalisme nord-américain. Les contrats, la distribution, la comptabilité, le site internet, les ventes en lignes et la production musicale : elle s’occupe de tout, sauf du booking. «Plus il y a de mains dans la casserole, et moins tu as de libertés,» dit-elle en attaquant son chili con carne.
Chez elle, tout est question de discipline, surtout la création: «Tout le monde trouve sa vie spéciale et voudrait s’exprimer. Mais tout le monde ne trouve pas le moyen de toucher les gens. Moi, je cherche en permanence à construire des ponts avec le public. Je cherche des formules auxquelles il pourra s’accrocher. «Party Girl», «Lovers are Strangers», «Friday Night»: les gens se reconnaissent dans ces titres. Je n’ai peut-être pas beaucoup de talent, mais je suis assidue. Je travaille beaucoup. Il faut être très concentré pour réussir; il faut avoir une vision.»