Prenez un ancien étudiant en médecine. Devenu photographe, Olivier Lelong décide de mettre en images des tableaux anciens, d’inspiration macabre, avec l’aide de modèles prenant des poses de cadavres aimants.
Etudiant en médecine puis aux Arts Déco,
Olivier Lelong joue du scalpel avec ses yeux. Il explore les relations entre
l’art et la science dans des projets internationaux de téléformation en
chirurgie. En 2007, il commence à photographier des mannequins et des
performeuses, dans des mises en scène inspirées à la fois des tableaux de
Jérome Bosch ou Matthias Grünewald et de la photographie médicale. Il y a du
sang, des viscères, des appareils pour maintenir les bords de l’incision
ouverte… «Pour moi c’est d’abord une recherche, une sorte de laboratoire émotionnel,
sûrement un exutoire (gamin des longues années de violence conjugale peut-être,
j’ai vu ma mère battue, souvent)». La mère d’Olivier Lelong était
professeur de danse. «J’ai dansé enfant jusqu’à 16 ans, pratiqué le yoga, le
judo, l’aïkido, disséqué des corps pendant mes études de médecine… de tout ça
je tire des images. J’ai envie qu’elles interpellent, qu’elles créent un lien
aussi direct et violent qu’un poing dans le ventre (image as weapon), je
cite souvent Artaud dans le théâtre et son double, une œuvre doit travailler
son spectateur comme un chat qui joue avec une souris, elle doit mobiliser les
forces internes du spectateur».
L’Apocalypse
de St Jean
Fiévreusement, Olivier Lelong évoque les
thérapies de choc. Ses photos tétanisent. Parmi les plus étonnantes, il y a
celles de la danseuse Geneviève Charras (historienne de la danse et responsable
entre autres du pôle «ciné-danse» à l’université de Strasbourg), dont
le corps d’os, de nerfs et de tendons, électrifié par l’énergie vitale, semble
défier les lois de la biologie. En 2011, Olivier lui propose de poser pour un
projet destiné à la Demeure du chaos, à Lyon, dont Lukas Zpira (artiste de
modifications corporelles extrêmes) est le curateur. Olivier veut mettre en
scène les cavaliers de l’apocalypse. Geneviève est chargée d’incarner la mort.
Quelques années plus tard, le peintre Antoine Bernhart – très attiré par les
scènes de tortures, de sexe et de sorcellerie – pose avec elle pour
une série de photos à deux : il s’agit cette fois d’adapter le tableau des
Amants trépassés, qui se trouve au musée de l’œuvre Notre Dame, à Strasbourg.
Les amants trépassés
Oeuvre
d’un maitre Souabe du Sud de l’Empire germanique, cette peinture du XVe siècle
montre deux corps décharnés, édentés, aux viscères troués par des serpents,
dévorés de l’intérieur par des nécrophages et qui se tiennent debout d’entre
les morts, côte à côte. La femme touche tendrement celui qui était son amant.
Lui, enveloppé dans un linceul blanc, se tient contre elle au cœur de l’obscurité.
Ce tableau, à l’origine, existait en miroir d’une autre scène montrant des Amants vivants (un tableau aujourd’hui conservé au musée de Cleveland, aux
Etats-Unis). Les historiens de l’art affirment que ce diptyque – «puissante
allégorie sur la brièveté de l’amour et de la jeunesse» – se rattache à des
pratiques de dévotion privée courante au XVe siècle : elles consistent à prier
devant des images en miroir qui montrent d’un côté des cadavres et de l’autre
ce à quoi ils ressemblaient (quand ils étaient en vie). Ces images
«Avant-Après» sont censées rappeler les vivants à l’ordre : repens-toi.
La
valse du temps des loques
Dans
la version photo d’Olivier Lelong («Pas de danse»), les amants trépassés s’enlacent puis se
mettent à danser. Antoine Bernhart, penché sur Geneviève Charras, la regarde en
souriant. Leurs corps dégagent une flamme à laquelle les peaux fripées et les
cages thoraciques apparentes donnent une intensité presque dramatique.
«Je
ne sais plus ce qu’on écoutait à ce moment précis, raconte Olivier Lelong, mais
probablement les œuvres pour piano de Mauricio Kagel, dont le sublime “Ragtime
waltz”». La valse du temps des loques… Quand on regarde les images, ces
corps qui sont comme des haillons de chair, procurent
la sensation palpable d’une urgence. Il faut danser, maintenant. Geneviève dit
qu’elle aime poser nue avec son «corps qui ne ment pas», parce que sans les
vêtements on voit qui elle est : «Comme disait la chorégraphe Martha Graham :
«ton corps ne ment pas» ! L’acte d’être «ensemble» pour
cette «danse macabre» est intuitif, consenti et quasi complice-amical
dans une relation qui s’invente dans l’instant. L’érotisme va se nicher au
creux poplité des articulations, des membres de chacun dans une «communion»
immédiate, improvisée et joyeuse». Elle parle d’«érotisme apollonien». Ce qui
rend les photos d’autant plus frappantes.
La
boîte noire de nos traumas
Olivier Lelong, lui, voit plutôt ses images comme le miroir d’une face obscure de
l’humain. Pour lui, «la chambre noire, puissant symbole, puissante métaphore»,
c’est la «boîte noire ou sont enfouis nos traumas, fabrique de spectres chez
Barthes, image inversée, l’instant qui devient éternité (relative car tout est
amené à disparaître)». Les termes qu’il emploie ne sont pas sans rappeler
ceux de Jung. Chacun possède ce que Jung nomme des ombres. Pour la
psychanalyste Florence Lautrédou, Les ombres «ravivent les blessures vécues
dans l’enfance ou dans l’histoire familiale. Elles se nourrissent des
traumatismes subis et auto-infligés ensuite, comme une demande de réparation,
aussi insatiable qu’impossible. Elles suscitent les comportements
d’autodestruction, les mécanismes de sabotage et de complaisance dans le
malheur […]. Les ombres pèsent d’autant plus sur les destins qu’elles se sont
institutionnalisées à travers un inconscient collectif». Ces ombres qui
rôdent dans nos psyché, ce sont celles qui nous font adopter les postures
conventionnelles de l’amour, et que même les morts reproduisent : la petite
chorégraphie du mâle séducteur et de sa tendre victime, en mal d’être éblouie,
subjuguée, anéantie, vite, avant qu’il ne soit trop tard. Alors qu’il est déjà trop…
POUR EN SAVOIR PLUS SUR :
Olivier Lelong : son Tumblr officiel, son Tumblr adulte (camera Dolorosa).
Antoine Bernhart : son site ; un texte du Musée d’art contemporain de Genève ; «Les contes ombres et sadiques d’Antoine B.» ; «Au coeur des ténèbres».
EXPOSITIONS :
RIGOR MORTIS (15 avril - 16 octobre 2016). Ce
thème inspiré à Tomi Ungerer par Hans Holbein, a donné naissance en 1983 à un
livre entièrement consacré au sujet de la «raideur cadavérique». L’ensemble de
la série est exposée en résonance avec des œuvres d’autres illustrateurs
contemporains qui ont renouvelé le thème. Musée
Tomi Ungerer : 2, avenue de la Marseillaise, Villa Greiner, Strasbourg. Té. : 03 69 06 37 27
DERNIERE DANSE, L’IMAGINAIRE MACABRE DANS LES ARTS GRAPHIQUES (21 mai - 29 août 2016). L’exposition
propose une déclinaison des variantes iconographiques des Danses macabres,
depuis ses formes primitives jusqu’aux crises et conflits ayant ponctués le XXe
siècle. Galerie Heitz, Palais Rohan : 2, place du Château, Strasbourg. Tél. : 03 68 98 51 60.
MACABRES DESSINS. Salon de lecture de la Dernière Danse« (1er juin - 20 août 2016). Quand les créateurs contemporains récupèrent la mort et, pour certains, en font des livres pour enfants, ça donne quoi ? Médiathèque André Malraux : 1 presqu’île André Malraux. Strasbourg. Tél. : 03 88 45 10 10.