Daniel Lacotte, c’est Mission Impossible, ou comment sauver ce qu’il nomme notre «patrimoine linguistique». Défenseur des proverbes cocasses et des dictons gaulois, il se bat pour la protection des mots, qui vaut bien, dit-il, la protection de la nature.
Si vous aimez la terre, vous devriez aimer votre
langue. En 1913, dans un discours intitulé L’homme et la Terre (traduit aux
éditions R&N en 2016) – considéré comme le premier des manifestes écologiques,
Ludwig Klagès énumère les oiseaux qui, déjà, se sont tus : «pie, loriot,
mésange, rouge-queue, fauvette, rossignol»… Il cite encore les alouettes,
les hirondelles, les ortolans, les martinets et les cailles, déplorant que la
campagne soit devenue «étrangement silencieuse» avant de passer aux noms
des chants anciens et des instruments de musique traditionnels. Son texte n’est
qu’une liste. Si le nom des animaux disparaît du vocabulaire, on les perd à
jamais, dit-il. «Le “progrès” ne fait pas que ternir la vie, il la réduit
également au silence. […] Les espèces végétales et animales exterminées ne
se renouvellent pas, […] ensevelie la source intérieur qui nourrissait les
chants merveilleux et les fêtes sacrées».
La mémoire du vivant
Depuis 40 ans, en France, Daniel Lacotte lui aussi
énumère la longue liste des mots en danger, mots qu’il recueille avec passion
dans des ouvrages aux titres remplis d’allégresse : Petite
anthologie des mots rares et charmants, Les Mots canailles, Dictionnaire des
mots retrouvés, Les Proverbes de nos grands-mères, Le Bouquin des mots savoureux cocasses et polissons… Il y tient, sans relâche, le même discours
: l’extinction des êtres et des choses commence lorsqu’on oublie leur nom.
Raison pour laquelle, d’arrache-pied, Daniel Lacotte se bat. Il faut sauver ces
tournures de phrase, ces adages anciens et ces expressions du terroir qui font
du français une langue «vivante». En 2018, son dernier livre s’intitule
Métaphores, je vous aime ! et milite pour la sauvegarde des images
pour le moins bizarres qui truffent notre français.
Un regard de braise, ne pas avoir froid aux
yeux
Il y en a des connues : n’y aller que d’une fesse
; mettre du baume au cœur ; avoir quelqu’un dans la peau ; ne
pas avoir les yeux dans sa poche ; faire des folies de son corps. Il y en a
de plus rares : avoir une belle paire de quinquets ; épouser la veuve
poignet ; la roche Tarpéienne est proche du Capitole. A chacune,
Daniel Lacotte consacre un petit explicatif et des exemples. L’ouvrage est
exhaustif. On le lit comme un poème, avide de pouvoir ensuite placer dans la conversation
une de ces images : déclarer sa flamme, avoir les foies, jeter un
froid, ça lui fait une belle jambe, faire les beaux jours, les atomes
crochus, ne pas y aller de main morte, avoir le nez creux, broyer du noir… Il
faut savoir «se délecter du verbe», explique Daniel Lacotte «car une
métaphore bien choisie enjolive l’austérité des jours ordinaires.»
Faire chère lie : le bonheur, ça se voit
Son recueil, cependant, est plus qu’une liste de
rappel. Il offre aussi le plaisir d’apprendre pourquoi le mot bonheur
est une redondance (dans l’expression «au petit bonheur», par exemple) : heur
signifie «bonne fortune», rappelle l’auteur. D’où la tournure : avoir l’heur
de vous plaire. Parmi les expressions les plus étonnantes, il y a aussi faire
bonne chère qui ne signifie pas «bien manger» mais «bien sourire».
Lorsqu’elle fait son apparition au XVIe siècle, l’expression faire bonne
chère se traduit : «faire bonne figure, accueillir plaisamment ses
convives, bien traiter ses invités. Car le mot chère dérive tout droit
du bas latin (III-Ve s.) cara (visage). Donc celles et ceux qui font
bonne chère affichent un faciès réjoui au vu de leurs amis.» Il est
probable, ajoute Lacotte, que le mot chère – confondu avec le mot chair
– ait fini par prendre le sens de «nourriture». L’expression faire chère lie
a le même sens, ambivalent : mener une existence agréable, joyeuse, faite de
visage (chère) en liesse (lie) et de festins partagés.
Un banquet du diable : pas de sel, pas de joie
Éclairant d’une plume savante les arcanes du
français, Daniel Lacotte dévoile par ailleurs les origines étranges de
nombreuses métaphores. Être la coqueluche par exemple n’a rien à voir
avec une maladie. Piquer un fard n’est pas synonyme de «voler du
maquillage» et ne signifie pas non plus «donner un coup d’aiguille dans un
gâteau d’origine bretonne». On apprend aussi dans son livre pourquoi un banquet
du diable désigne un repas sans sel. Pourquoi c’est 7 fois et non pas 6 fois (ni 8 fois) qu’il faut tourner la langue dans sa bouche. Pourquoi l’expression traiter
par-dessous la jambe est née dans les tripots du XIVe siècle. Pourquoi
l’expression de la plus belle eau, si élogieuse concernant les pierres
précieuses, peut devenir péjorative appliquée à certains humains : «Un crétin
de la plus belle eau brille pour sa parfaite idiotie», se moque Lacotte.
Quant à l’«énarque de la plus belle eau» ?
.
A LIRE : Métaphores, je vous aime ! Le dico des belles images, Daniel Lacotte, First editions, 2018.
L’homme et la Terre, Ludwig Klages, traduit par Christophe Lucchese, préface de Gilbert Merlio, éditions R&N, 2016.
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