Sous l’influence du droit américain, dominé par le modèle contractuel du «consentement», certaines personnes pensent que la notion de «libre-accord» devrait être appliquée au domaine des relations intimes. Mais donner son accord est-ce vraiment être libre ?
En 1929, le président de la compagnie American
Tobacco embauche le neveu de Freud, Edward Bernays, auteur d’un livre sur
la façon de manipuler l’opinion en démocratie. Il s’agit d’augmenter les ventes
de tabac en ouvrant un nouveau marché : celui des femmes. Comment ? «Facile,
répond Edward Bernays. Il suffit de convaincre les femmes que fumer des
cigarettes les rendra libres puisqu’elles seront alors les égales des hommes.»
Un défilé de mannequins est organisé à New York pour donner l’impulsion à ce
nouvel acte d’achat (déguisé en geste d’émancipation). Les journalistes
viennent armés d’appareils photo : ils ont été préalablement avertis que les
mannequins allumeraient des «torches de la liberté». Défiant les bonnes
moeurs, les jeunes femmes allument des cigarettes puis les brandissent comme les
symboles d’un âge plus éclairé.
Sommes-nous si libres lorsque nous fumons ?
Près d’un siècle plus tard, lorsque Suzanne X,
atteinte d’un cancer des poumons décède et que son mari porte plainte contre
Seita «en imputant son décès à la consommation de cigarettes Gauloises
brunes», la Cour de cassation se livre à une véritable leçon de morale
(audience du 8 novembre 2007). Elle «relève que Suzanne Y... a commencé à
fumer à l’âge de 12‐13 ans […] et qu’à cette époque, il était déjà largement
fait état par les médias des risques […] ; que par la suite, devenue majeure,
épouse et mère de trois enfants, elle avait de même nécessairement dû être
informée lors du suivi médical de ses grossesses, des risques résultant, tant
pour elle‐même que pour l’enfant à naître, d’une consommation excessive de
cigarettes». La conclusion tombe alors : elle ne peut s’en prendre qu’à
elle‐même. Peu importe que la compagnie de tabac ait glissé dans les cigarettes
des agents addictifs.
Les mises en garde servent seulement à exonérer les fabriquants
Dans un ouvrage intitulé L’Institution de la liberté (éditions PUF, 2018), Muriel Fabre-Magnon, professeur de droit à la Sorbonne, met en garde :
«Le processus est le même en matière d’alimentation : des publicités
poussent à la consommation de produits plus caloriques les uns que
les autres, tout en indiquant que “pour rester en bonne santé, il faut
consommer au moins cinq fruits ou légumes par jour” ou “faire de l’exercice
régulièrement”. On connaît l’étape suivante : les consommateurs de ces produits
favorisant l’obésité étant parfaitement informés et “libres” de les ingérer ou
non, ils doivent être entièrement responsables de leur sort. Bien entendu, l’impasse
est faite sur les enquêtes montrant de façon implacable que l’obésité est
d’autant plus répandue que le milieu social est défavorisé, ou encore sur le
rôle incitatif du matraquage publicitaire, quand il ne s’agit pas même de
substances addictives glissées dans les […] fast-food.»
Etre forcé-e de «consentir» pour avoir accès à un bien…
Tous les «progrès» technologiques s’imposent à nous
suivant les mêmes principes : il faut cliquer sur «Je consens». Vous voulez l’Internet ?
Utiliser un programme ou un objet connecté ? Vous n’avez d’autre choix
qu’autoriser tantôt l’accès à vos données, tantôt
l’identification biométrique de votre visage. Que le consentement soit rendu
obligatoire pour avoir accès aux biens et aux services fait évidemment partie
de la stratégie : dans cette parodie d’acte libre, l’important est que vous
soyez forcé de «consentir», par un acte «volontaire» (cliquer) qui vous retire
ensuite toute possibilité de recours. Vous aviez été informé des risques. Vous
étiez libre de ne pas cliquer. Vous voilà donc entièrement responsable de
toutes les conséquences éventuellement dommageables.
… pour avoir accès à un soin
Ce que Muriel Fabre-Magnon nomme les «mascarades de
consentement» se font toujours au détriment de la personne ayant consenti. «Ainsi,
en matière médicale, le développement excessif de l’obligation d’information
des médecins s’est retourné de façon cruelle contre les patients. […]. Les
médecins établissent aujourd’hui de longs documents, égrenant un à un tous les
risques […] que les patients doivent “accepter” de prendre s’ils veulent être
soignés. Ces derniers sont, de fait, obligés de les signer, et la conséquence
juridique est de décharger les médecins de toute responsabilité.» Vous
aviez été prévenu ? Ne venez pas vous plaindre. «Une chose est certaine :
cette illusion de liberté sert les intérêts du marché», souligne la
chercheuse qui pointe les conséquences inévitables de cette logique : plus une
société encourage le «consentement», plus elle encourage les «mises en garde»
et les «avertissements» qui vont –inévitablement– avec la
déresponsabilisation globale des fournisseurs de biens et de soins. Ils peuvent
faire ce qu’ils veulent, puisqu’ils ont «informé» les clients et les patients.
… ou pour avoir accès à un câlin ?
Le consentement en matière sexuelle n’est pas moins
coercitif lorsqu’il prend la forme d’un contrat. Aux Etats-Unis, les chantres
du libéralisme veulent en faire «l’unique et indépassable modèle de toutes
les relations humaines». Attention, danger ! prévient Muriel Fabre-Magnon :
«Cette conception conduit à une juridicisation des relations individuelles
[…]. C’est ainsi qu’une loi a été adoptée en Californie le 28 septembre 2014
(elle a ensuite été imitée ailleurs) ayant pour but de forcer (sous peine de ne
plus recevoir de financement public) les collèges et les universités à prendre
des mesures pour que les étudiant‐e‐s formulent explicitement leur consentement
avant d’avoir des relations sexuelles sur les campus universitaires, mettant
ainsi les relations les plus intimes sous l’empire du droit.»
Quelles sont les conséquences d’un contrat sexuel
?
Imposer que les «parties» signent un contrat
(échangent formellement leur consentement) avant d’avoir une relation n’a
strictement rien à voir avec la protection des libertés individuelles, explique
la chercheuse, car le contrat crée «des obligations juridiques, c’est‐à‐dire
dont on peut poursuivre l’exécution forcée devant les tribunaux en cas
d’inexécution par le débiteur. Dès lors, juridiquement, le consentement ne libère
pas mais au contraire oblige.» Il oblige, par exemple, la personne
qui a consenti à tenir sa parole ou à se taire définitivement. Et même si (heureusement),
le contrat sexuel prévu par la loi américaine l’autorise à changer d’avis en
cours de route, le fait qu’elle ait signé constitue un frein psychologique
puissant : elle n’osera pas. N’osant pas, elle laissera faire.
«La personne perd sa liberté en la
contractualisant»
«La personne perd sa liberté en la
contractualisant», résume Muriel Fabre-Magnon qui oppose deux types de
liberté : la «liberté par consentement» (trompeuse, car contractuelle) et la
«liberté par volonté» (vraie car non figée). «La liberté syndicale, la
liberté religieuse, ou encore la liberté sexuelle, supposent ainsi que, à tout
moment, la personne ait la faculté d’agir ou de ne pas agir, ou encore de
penser dans un sens ou dans un autre, et le cas échéant de changer d’attitude
ou d’opinion. La liberté implique, jusqu’au dernier souffle, l’ouverture, le
choix, et l’indétermination.» Aucun désir, aucun amour ne devrait avoir de
«valeur obligatoire» entre les êtres. Il faudrait refuser de dire «Oui» une fois pour toute et procéder par contrôles de routine constants : en vérifiant, aussi souvent que possible, que tout va bien, que chacun est d’accord, que l’envie est là.
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A LIRE : L’institution de la liberté, Muriel Fabre-Magnan, éditions PUF, oct 2018.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER CONSACRE AUX IDENTITES ET AUX LIBERTES :
«Trigger warnings : des «avertissements» sans dangers ?» ; «Balthus peut-il «déclencher” ?» ; «Se faire tatouer une publicité : possible ?» ; «Faudrait-il signer un contrat avant de faire l’amour ?»
LA NOTION DE CONSENTEMENT :
«Pourquoi dire Non: pour exciter le mâle ?»
«Un gay vous drague: que faites-vous ?»
«Pourquoi certain-es soumis-es crient Cornichon»
«Tu consens, oui ou non ?»