Le business model des tubes porno gratuits repose quasi-exclusivement sur la publicité. Dotés d’un trafic monstrueux, ces sites ne pourraient pas exister sans les régies publicitaires, ces intermédiaires obligatoires entre annonceurs et plateformes. Avec plus de 2 milliards de publicités affichées par jour sur le Pornhub Network (le portefeuille de tubes appartenant au géant Mindgeek), TrafficJunky fait partie des plus gros acteurs du secteur. Sébastien, directeur des ventes de la régie a accepté de répondre à nos questions et de dévoiler un peu plus l’écosystème de ces pop-ups qui promettent des « mamans chaudes près de chez toi ».
[Nous nous efforçons d’expliquer les termes techniques entre crochets, si toutefois certains manquent n’hésitez pas à nous les signaler en commentaire, ndlr]
Peux-tu nous raconter comment es-tu devenu directeur des ventes chez TrafficJunky et retracer l’évolution de la régie depuis sa création ?
Je viens du mainstream, je travaillais surtout pour des fabricants d’ordinateurs ou de hardware. Chez Packard Bell, j’étais plutôt en charge de tous les logiciels internet qu’on installait sur les machines. Chez Apple, j’étais en charge du programme d’affiliation. Ensuite, je suis allé chez Sony pour faire un peu la même chose. En 2010, je voulais quitter la France et je suis allé chez Manwin [aujourd’hui Mindgeek] avec comme mandat principal d’amener TrafficJunky à ce qu’elle est aujourd’hui.
La régie a été créée en 2007/2008 avec comme vocation d’être une plateforme de distribution de publicités pour monétiser les tubes que Mansef [ex. Manwin] avait fondé et/ou déjà acheté à l’époque. Donc ça avait vraiment commencé tout petit avec deux-trois annonceurs. Suite à l’évolution Mansef-Manwin-Mindgeek avec l’acquisition de sites gratuits comme YouPorn ou Redtube, ou payants comme JuicyBoys ou Twistys, de plus en plus d’annonceurs sont venus à mesure que les sites grossissaient.
En gros, TrafficJunky était une plateforme de diffusion de publicités qui s’est transformée en régie publicitaire.
Combien de personnes travaillent actuellement avec toi ?
On est une vingtaine de personnes réparties en plusieurs équipes. Une équipe qui s’occupe du produit (le support du produit, les nouvelles innovations, quels types de nouvelles technologies on va commencer à développer). Une équipe qui s’occupe de la vente “dure” (vendre des portions de trafic). Une équipe qui est en charge de l’analyse (on fonctionne comme une place de marché avec offre/demande). On a aussi une équipe UX [expérience utilisateur], qui s’occupe plus du flow pour les utilisateurs, pour que ce soit logique dans la manière d’acheter des bannières. Suite à une restructuration il y a deux ans, tous les ingénieurs (une quarantaine de personnes) sont partis sous la houlette du CTO [directeur technique].
En chiffre, ça donne quoi ?
En nombre d’impressions par jour [nombre de publicités affichées] on est à deux milliards.
Répartition du trafic journalier sur les 3 plus gros tubes de Mindgeek. Source : TrafficJunky
Et par rapport à une régie mainstream, c’est beaucoup ?
Ça dépend quelle régie. Si tu regardes de très grosses régies, on est beaucoup plus petit, mais je dirais qu’on est dans la moyenne. On est dans le 80% des régies mainstream, en admettant que les 20% soient les trois grosses régies qui existent.
On trouve quels types d’annonceurs chez vous ? Est-ce que ces proportions varient selon les pays ?
Ce n’est pas par rapport à des pays, mais plus à des opportunités et des types de produit. Par exemple, il y a les produits pharmaceutiques ou d’endurance sexuelle qui étaient très populaires il y a quelques mois ; ensuite ça a changé, c’est devenu plus du dating [site de rencontre adulte]. Aujourd’hui ça rechange et ça redevient des produits payants. C’est plutôt cyclique, ça vient surtout du fait que les produits offrent différents payout à leur programme d’affilié et que les affiliés, qui sont la majorité de nos clients, vont vers le programme qui rapporte le plus.
C’est donc les sponsors qui font la pluie et le beau temps ? [Les sponsors créent les offres, à l’inverse des affiliés qui eux ne font que les promouvoir]
Ils déterminent les produits qui seront en vente. D’un produit à un autre, les prix n’évoluent pas tant que ça mais les produits populaires sont plus poussés. C’est plus sur la conversion [quand un clic se transforme en achat] que ça se joue. Je pense que la différence majeure qu’il y a entre le marché adulte et le marché mainstream, c’est que le mainstream est plus dans une logique de branding alors que le marché adulte est plus dans une notion de performance.
J’imagine que vous avez un droit de regard sur les publicités qui passent. Qu’est-ce qui est interdit ?
La plus grosse règle c’est tout ce qui est distribution de malware, de spyware ou de toolbar. C’est une course constante contre eux. La deuxième règle c’est qu’il faut que tu aies un vrai produit. Quand on approuve la bannière c’est pas seulement elle mais surtout ce qu’il y a derrière. Est-ce que les personnes peuvent acheter un réel produit et pas seulement se faire avoir. Ensuite, c’est ce qu’on appelle chez nous « les sept péchés capitaux », tout ce qui est en rapport à la bestialité, underage, pédopornographie… Ça va jusqu’au point où si jamais il y a une actrice qui semble évanouie on ne va pas valider parce que ça peut être relié au viol. Si c’est trop hardcore, suivant les produits, on laisse passer dans une certaine mesure, sur ExtremeTube par exemple. Et en dernier, tout ce qui est au détriment du site. Par exemple, on se bat tous les jours contre la copie des paginations. Sur le footer [pied de page d’un site], les gens mettent des bannières avec la pagination de Pornhub pour faire en sorte que le client clique dessus. On lutte contre tout ce qui trompe l’utilisateur.
Récemment, on a vu une publicité pour Donald Trump sur Pornhub. Est-ce que vous l’avez validée en amont ?
La publicité de Trump vient d’un client qui est passé par notre plateforme d’enchères. On n’a rien spécialement contre, donc si le client souhaite continuer, on le laisse.
La plupart des bannières qu’on voit se basent sur des images sexistes, agressives et mensongères. Est-ce un problème pour vous ?
En fait, on pousse au changement et il se fait toujours pas étape et de manière graduelle. On essaye de filtrer le plus possible les bannières et de pousser les utilisateurs à changer leur approche. Mais, plus la bannière est agressive, plus il y a de chances que ça clique, donc plus il y a de chances que ça convertisse. Je comprends donc pourquoi l’annonceur va dans ces jalons-là. Avec le volume de bannières qu’on a, ça reste assez difficile à contrôler. Ça nous arrive souvent d’écarter complètement un annonceur en disant que s’il ne change pas ses bannières il ne pourra pas revenir sur notre réseau. C’est le jeu du chat et de la souris.
Mais combien de fois sur des sites mainstream je clique sur le gros bouton vert « download » – et je ne parle pas de sites de torrent, je parle des sites de téléchargement – puis tout d’un coup j’ai plein de trucs qui se passent sur mon PC, et je suis obligé de le ré-installer !
C’est vrai qu’une partie du mainstream n’a pas à donner de leçons au porno là-dessus.
C’est toujours une course après les annonceurs. Sur tous les annonceurs qui sont nouveaux, qui signent tous les jours, on en refuse 60-70%.
Mais comment expliques-tu que les bannières les plus absurdes, les plus agressives, marchent mieux que les publicités plus classiques ?
Je pense que c’est le même principe absurde que toutes les pubs type Taboola [régie publicitaire mainstream dont on voit les publicités en bas des articles dans les médias généralistes]. Je pense qu’il y a la condition humaine qui est derrière, elle veut y croire, elle est curieuse. Je pense vraiment qu’il y a des gens qui croient qu’il y a « Anna à deux kilomètres de chez toi qui veut avoir des relations sexuelles ».
Ce qui est encore plus fou, c’est que le produit n’a au final rien à voir avec l’agressivité de la bannière.
Ce qui arrive souvent sur les régies – y compris sur la nôtre – c’est que les affiliés trouvent une bannière qui clique bien et suivant les pays où le client clique, la bannière va envoyer sur un autre produit ce jour-là avec un plus gros payout. Et le problème qu’on a en tant que « police » c’est qu’il est difficile de gérer les brokers derrière. [Le broker est un intermédiaire entre l’affilié et le sponsor dont le rôle est d’optimiser le trafic afin de proposer le produit qui convertira le mieux à l’affilié]
Le point d’entrée sont les personnes qui approuvent les bannières, mais on a aussi des personnes qui, toute la journée, regardent des bannières, dans différents pays : quelle bannière apparaît, quelle est la « landing page » qui apparaît à ce moment-là. Et tous les jours, à la fin de la journée, on reçoit une liste de bannières qui sont soit « miss-linking » soient trop agressives, qu’on rejette tous les jours pour justement essayer de filtrer ça. Mais comme je te dis, c’est le jeu du chat et de la souris. Quand tu as deux milliards d’impressions par jour, c’est assez difficile de tout filtrer.
La volonté qu’on a est de favoriser les clients qui enfreignent le moins nos règles. Si t’es un client qui fait beaucoup d’infractions, on aura tendance à te vendre moins de trafic le mois prochain. Au final, la stratégie de Mindgeek est de fidéliser les utilisateurs pour qu’ils sentent qu’ils viennent sur nos sites, qu’ils respectent nos sites, qu’ils essayent de sortir du « sur un site adulte, tu vas attraper des virus ». C’est pour ça qu’on investit énormément d’argent sur la sécurité pour essayer de contrôler ça au maximum. Est-ce qu’on peut arriver à 0% ? Non, je pense que ça serait impossible.
Diesel a fait une campagne chez vous en début d’année. Peux-tu m’expliquer comment s’est passée l’opération ?
C’est eux qui nous ont contacté parce qu’ils voulaient faire la promotion de leur nouvelle collection. C’est pareil pour tous les clients mainstream qu’on a eu jusqu’à aujourd’hui – soit une petite dizaine par an.
On a eu par exemple Ubisoft en Pologne, des films comme Don Jon, plutôt des films dont on fait la publicité en Amérique du Nord. Généralement c’est eux qui nous contactent directement, ils ont une idée en tête et on essaye de travailler avec eux pour essayer de leur proposer quelque chose qui soit satisfaisant pour eux.
Quels sont les retours ?
On a toujours eu des retours positifs. Après ça dépend de leurs objectifs. Certaines entreprises ont des objectifs de plutôt faire du bruit…
Diesel et Eat24 en ont joué avec des retombées presse intéressantes…
Pour Eat24, ils ont fait un blog en décrivant leur stratégie et ils étaient très novateurs dans leurs bannières et très drôles, très à propos par rapport à notre site. Diesel n’a pas peur de casser les barrières donc c’était ça ! Mais pour être honnête, ils ne partagent pas vraiment leur stratégie avec nous, ça devient vraiment une relation annonceur-régie classique. On ne participe pas à tout ce qui est stratégie créative – on donne des idées et après ils prennent ou ils ne prennent pas en fonction de leur cahier des charges.
Est-ce que tu penses que le mainstream sur un support adulte a un petit avenir, sachant que le coût d’achat est moins élevé dans l’adulte ?
Le coût est moins cher même si dans le mainstream, les prix ont radicalement diminué. Le fait que Pornhub revienne en permanence dans la presse ou à la télé depuis deux ans attire les agences et sociétés mainstream. Mais y’a toujours un problème qui est : qu’est-ce que l’establishment de ces sociétés-là pense du porno ?
Je ne vais pas citer de noms, mais j’ai un exemple avec la star principale d’un film qui voulait faire quelque chose avec Pornhub. Son agent nous a appelé, j’ai même eu cette star hollywoodienne au téléphone. Elle voulait un peu contrôler où la bannière allait être, je lui avais dit okay et le studio a finalement dit non…
C’est souvent les intermédiaires comme les agences médias qui bloquent parce que les annonceurs, eux, sont plutôt jeunes, ils ont envie de bouger un peu…
Si le client fait l’effort et que le client appartient à un groupe, c’est lui qui va dire « Ah nan mais ça, ça va pas le faire », ça arrive souvent, même au détriment de la marque. On a eu au téléphone une marque de préservatifs y’a quelques années, qui nous a dit « Nan mais nous c’est plutôt familial comme produit, c‘est plutôt le couple, pas votre débauche ».
Est-ce que tu penses que ça va changer ?
C’est mon opinion personnelle, je pense que ça va mettre du temps à changer. On en aura de plus en plus mais est-ce qu’on va booker toutes les semaines du mainstream ? Non. Et je ne veux pas faire de politique, mais au vu de ce qui se passe en Europe sur les types de partis ou de visions qui ont eu de plus en plus de votes récemment, j’ai pas l’impression qu’on aille dans le bonne direction pour tout ce qui est des choses comme ça.
J’ai vu que la régie Exoclick parlait de lancer du pre-roll dans l’adulte, pourquoi il n’y en a pas chez vous et généralement dans le porno ?
Le pre-roll est surtout mainstream depuis 5/6 ans. C’est une décision chez nous qui est que le pre-roll est le produit publicitaire le plus intrusif. Est-ce qu’on a des bannières agressives ou dérangeantes pour certains utilisateurs ? Oui, mais d’un autre côté on ne peut pas satisfaire tout le monde non plus. C’est pas comme si on avait un over-flow de plaintes. Est-ce qu’on essaye d’éviter de l’intrusion ? Au maximum. On n’a pas de petits trucs qui arrivent, qui sortent du coin, on fait pas des bannières qui te suivent et qui scrollent avec toi, on fait pas de take-over, on met pas de fond de bannière, y’a toujours des annonceurs qui en mettent par-ci par-là mais on les take-down tout de suite. Le pre-roll on le réserve uniquement au mainstream.
Analyse démographique du trafic du Pornhub Network. Source : TrafficJunky
Est-ce que tu vois une différence entre la population du trafic adulte et celle du mainstream ?
Non, c’est la même chose, et de plus en plus.
C’est étonnant que les annonceurs n’y aillent pas, donc…
La raison pour laquelle ils ne le font pas est juste d’ordre moral et pas d’ordre économique.
Quand on voit de la publicité pour des studios appartenant à Mindgeek sur les tubes, comment ça se passe concrètement pour eux. C’est gratuit ?
Ce sont des divisions différentes. Donc s’ils veulent avoir de la visibilité, ils sont obligés d’acheter leur trafic. Il est important d’être sûr de ne pas déstabiliser le marché parce que comme c’est un produit qui est principalement axé sur l’enchère, s’il y a de l’injustice, le marché s’effondre. Je sais que dans l’industrie les gens pensent que l’on donne le trafic à Brazzers, qu’on est obligé de vendre le trafic à Brazzers… Non. Il y a une compétitivité, Brazzers, Mofos sont des produits qui convertissent vraiment très bien, donc ils ont un pouvoir d’achat ou des marges qui leur permettent d’acheter du trafic de manière consistante et à gros volume.
Quel est le futur de la régie ?
On essaie de standardiser l’industrie, au moins celle de nos clients. On essaye de travailler avec eux pour leur générer plus d’argent. TrafficJunky reste une plateforme technologique. Est-ce que c’est la meilleure technologie ? Sur certains points oui, sur d’autres non, on est un petit peu en arrière. Est-ce que parfois il y a une volonté de rester en arrière ? Exprès, oui. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas forcément les clients. On ne veut pas lancer une technologie qui serait utilisée par 5% de nos clients et que ce soit ces clients-là qui en tirent les bénéfices. Parce que justement on a besoin de 100% de nos clients.