Il y a un souci avec le féminisme. Et pas des moindres. Un problème qui prend de l’ampleur au fur et à mesure que le temps passe, et qui touche de plus en plus de monde. Un défaut sale et dérangeant qui prend de plus en plus d’ampleur. Jusqu’à ce qu’on ne voie plus que lui.
Le problème avec le féminisme, c’est qu’une fois qu’il nous a ouvert les yeux, on ne peut plus les refermer. On ne peut que continuer à les ouvrir de plus en plus grand, jusqu’à ne plus en pouvoir.
Ces petites choses insignifiantes, ces petits détails du quotidien auxquels je ne portais même pas attention, je n’arrive plus à les occulter, et chaque jour la colère grandit un peu plus.
De ces types qui se frottent contre toi dans le tramway, profitant en toute bonne foi des heures de pointe pour coller leur entrejambe contre ta hanche.
De ceux qui me gratifient d’un regard aussi graveleux qu’appuyé avant de me valider d’un “ oh la la charmante mademoiselle” avant de me traiter de (je cite) “salope” parce que j’ai eu l’outrecuidance de leur répondre que je ne leur avais rien demandé.
De cette amie pétrifiée de trouille quand elle m’a vue leur répondre de bien aller se faire foutre à une bande de petites frappes qui nous lançaient toutes sortes de “compliments”. Et par compliments, j’entend des « t’es bonne » braillés à différents octaves.
De ces hommes, amis, amoureux, collègues, ou inconnus, toujours de sexe masculin, qui m’ont dit un jour que j’en faisais trop avec mon féminisme. Pire encore, de ces femmes qui m’ont formulé les mêmes reproches.
Des caisses automatiques du Carrefour du coin qui n’appelle que des “hôtesses de caisse”. Jamais d’hôtes. Pourtant, on en voit des hommes qui travaillent aux caisses, non ?
Du réparateur de la chaudière qui, attendant que je libère la salle de bains a dit à mon conjoint “ah lala les femmes, toutes les mêmes”, sous prétexte que j’étais là dedans depuis bien longtemps.
De ce sombre con qui a osé mettre sa main bien entre mes fesses, sous prétexte que j’étais en jupe courte.
De celles qui me demandent du coup si j’ai pas peur de porter des jupes aussi courtes. Comme si le souci venait de mes fringues, pas de ceux qui pensent que parce que je montre mes jambes, elles leur appartiennent.
De cette croyance, encore très largement répandue, selon laquelle l’homme aurait des besoins sexuels irrépressibles et incontrôlables. Contrairement aux femmes, puisqu’une femme ayant des envies sexuelles devient immédiatement une « salope », cet être dénué d’humanité, que nous sommes dispensés de respecter.
De ceux qui pensent qu’en objectifiant la femme, on vend mieux.
De ses messieurs très élégants qui pensent que leurs compliments formulés en mots de quatre syllabes valent mieux que les “t’es bonne” qu’on a l’habitude d’entendre.
De cette peur viscérale que je ressens chaque fois que je suis seule dans la rue et qu’un homme que je ne connais pas marche derrière moi.
De cette colère que j’ai ressentie quand j’ai vu cette jeune fille se faire emmerder par un type bourré sous prétexte qu’elle était seule.
De cette promptitude que l’on a à porter des jugements invalidants sur les choix de vies des unes ou des autres, qu’elles soient voilées de la tête au pied ou nues comme des vers, ou ni l’un ni l’autre.
De ces gros mots que l’on dit sans y penser et sans réaliser qu’ils sont pour la plupart basés sur une misogynie ou une homophobie bien grasses. Oui oui, les « putain », les « con », les « enculé » et autres « fils de pute », c’est bien d’eux dont je parle.
De ces réactions épidermiques que l’on collectionne comme d’autres collectionnent les pin’s chaque fois que l’ont fait remarquer le sexisme d’une situation.
De cette tendance à toujours minimiser, à objecter qu’il y a plus grave, que quand même c’est mieux qu’il y a 20 ans, qu’on a pas de sens de l’humour, voire qu’on est des castratrices en puissance.
De cette autre tendance, tout aussi grave si ce n’est plus, à rester dans son pré carré, car tout vaut mieux que de se remettre en question.
De ces trop nombreuses fois où moi aussi je me plante, parce que conditionnée par une société patriarcale, encore ignorante et inconsciente de mes très nombreux privilèges de femme certes, mais blanche, cis, hétéro et diplômée.
De cet aveuglement volontaire dans lequel nous persistons tous.
De ce déni affolant de la culture du viol et de la prédominance du patriarcat.
Des clichés roses et bleus qui nous enferment dans ce que nous ne sommes pas, parce que ça en arrange quelques-uns, et bizarrement toujours les mêmes.
De ses secrets qu’on a peur de divulguer parce que cette société pas faite pour nous nous apprend à les garder pour nous en culpabilisant tant ils sont infâmants, alors même que nous ne sommes que des victimes.
Depuis que mes yeux sont ouverts, je ne vois plus rien comme avant. Et je constate un peu plus chaque jour la profondeur tentaculaire du bourbier dans lequel on est tous enfoncés jusqu’au cou. Souvent, c’est épuisant, cette sensation de se battre selon les jours contre des moulins à vent ou une version vraiment perverse de l’hydre de Lerne.
N’empêche que mes yeux sont ouverts maintenant. Et que du coup, ma gueule aussi.