Les fabricants de monstres ont-ils sévi au Japon ? La légende dit qu’ils enlevaient des enfants pour les transformer en objets de curiosité… La Halle Saint Pierre expose actuellement 25 affiches inspirées de ces spectacles «pervers».
Il existe au Japon, depuis l’époque Edo (1600-1868), une tradition de baraques de foire – les misemono goya (1) – incluant des attractions dites «perverses» : les hentai misemono. Au XVIIIe siècle, les spectateurs s’y précipitent pour voir des «femmes-serpents» (hebi-onna)
qui s’introduisent des reptiles dans la bouche et des hommes au
testicule hypertrophié exhibant un scrotum de la taille d’une pastèque…
Chaque baraque propose un divertissement différent. Il y a la baraque des fœtus mal formés,
les numéros de saltimbanques, la «maison des fantômes», celle des
poupées grandeur nature reproduisant une scène de crime… En 1776, tout Edo
court voir une femme haltérophile qui soulève une charrette chargée de
lourds ballots. Elle est d’une extraordinaire beauté et fait 1,80 mètre,
taille non moins extraordinaire à l’époque, ce qui explique qu’en dépit
du truquage évident de la mise en scène tant de badauds se précipitent
pour s’ébaudir… Ils savent tous qu’elle exerçait à l’origine la
profession de prostituée. Cela fait partie du spectacle : il faut que
l’inédit se mêle au grivois. Tout est bon pour attirer le chaland, y
compris les dissections d’animaux «en live» ou les acrobaties lubriques.
Dans une étude passionnante – «Attractions foraines au Japon sous les Tokugawa» (2) – le chercheur Hubert Maës cite le cas d’exercices équestres «périlleux» : «En 1831, à Nagoya, fut représenté pendant quelques jours le numéro miire koma ou «le cheval séducteur». «Monsieur le cheval, m’aimez-vous ?», disait la femme. «Hi, hin», répondait le cheval. «Monsieur le cheval, voulez-vous faire cela avec moi ?»…
Des spectacles de lutte sumo «insolite» attiraient aussi les foules :
des femmes seulement vêtues d’un pagne affrontaient des aveugles,
prétexte à d’obscènes enlacements. «La
condition pour que de tels spectacles fussent agréés par les autorités,
était que les participantes […] ne fussent pas d’âge ni d’apparence à
éveiller chez les spectateurs d’autre sentiment que l’enthousiasme
sportif. Mais il apparaît que cette condition n’était pas toujours
respectée.» Dans certaines baraques, des jeux d’adresse
consistaient pour les visiteurs à tenter de toucher les parties
génitales d’une femme aux cuisses écartées, à l’aide d’une sarbacane.
Dans sa bande dessinée «Lady Snowblood», Kazuo Koike en donne la version la plus cruelle (proche du jeu de fléchettes), rythmée par le chant du bateleur : «On vous dévoile le Bouddha sacré ! On va vous montrer le vrai truc ! Ça vaut le détour ! On lit dans vos yeux que ça vous plaît hein ? On voit les amateurs ! Tout le monde aime ça ! C’est normal !».
Les cabanes sont nommées kakegoya : «Il
s’agissait le plus souvent de stores de roseau supportés par des
perches. Ces minces parois n’étant pas imperméables, le spectacle
n’avait lieu que par beau temps. Au-dessus de la cabane flottait une
banderole, portant en caractères blancs sur fond de couleur le titre de misemono.
Au-dessus de la porte, recouverte d’un court rideau, se dressait une
affiche qui promettait des merveilles. On recevait à l’entrée, pour
quelques sous, une plaque de bois qui tenait lieu de ticket. A
l’intérieur : une estrade et quelquefois des bancs. Le spectacle était
généralement commenté, – éventail ou baguette en main –, par un
présentateur, cependant qu’à l’extérieur un racoleur ameutait les
badauds aux cris de «Hyôban, hyôban !» Traduction : «On en parle ! Toute la ville en parle !».
Les affiches, bien sûr, contribuent fortement à faire monter la tension, ne serait-ce qu’à
l’aide de couleurs éclatantes. Elles mettent en scène d’étranges
visions : femme échevelée caressant des serpents à l’abri d’une maison
en ruine au milieu de la forêt… Famille éplorée assistant à
l’accouchement d’une jeune parturiente… Combat au corps à corps entre
deux beautés dénudées…
A la fin de l’époque Edo, ces attractions servies par d’étonnantes bannières font fureur à travers le pays. Et maintenant? «Dans
les années 1960, il n’en restait qu’un peu moins de cinquante.
Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule compagnie en activité – elle se
déplace de façon itinérante dans les foires et festivals locaux», explique Kyoichi Tsuzuki, journaliste et collectionneur d’affiches de misemono
(3). Les plus belles pièces de sa collection – 25 banderoles géantes
datant des années 60-70, signées par les deux derniers artistes connus
du genre – se trouvent actuellement à la Halle Saint Pierre, dans le cadre de l’exposition «Hey ! Modern art et pop culture»,
organisée par Anne et Julien. Pour Kyoichi Tsuzuki, le fait qu’un Musée
les accueille relève d’une forme de reconnaissance indispensable à leur
salut : ces banderoles, au Japon, personne n’en veut. Elles pourrissent
et disparaissent les unes après les autres, dans une indifférence
teintée de honte… «Le freak show est quelque chose de tabou», dit-il, en faisant discrètement allusion au statut infamant des artistes qui gagnent leur vie dans le misemono. Ce sont des «non-humains» : «Ils
ont toujours été sujets à discrimination, considérés comme des parias,
ou des individus naviguant en marge de la société respectable,
convenable».
Bien qu’ils aient pratiquement disparu, ces marginaux font encore un peu peur de nos jours. Kyoichi se rappelle que, lorsqu’il était petit, il aimait voir apparaître ces baraques… synonymes d’interdit. «Un
théâtre temporaire était construit dans un coin du champ de foire […].
Comme il était impossible de voir ce qui se passait à l’intérieur,
d’immenses banderoles et un inlassable MC (maître de cérémonie) étaient
chargés de vous encourager à dépenser votre argent : «Venez voir! Quelque chose de macabre est en train de se passer juste en ce moment!» Les enfants frissonnaient. Les parents leur disaient de ne pas traîner
près des baraques… Des vieilles personnes affirmaient que les forains
enlevaient des petits garçons et des petites filles pour les transformer
en monstres de foire. La légende de ces enlèvements s’appuie-t-elle sur
une réalité ?
Dans un mémoire consacré aux misemono, la traductrice Miyako Slocombe raconte : «Devant
le succès considérable de leurs spectacles et pour satisfaire la
demande, les forains étaient toujours à la recherche d’êtres anormaux,
ce qui les a poussés à acheter des monstres fabriqués de toutes pièces.» Elle cite l’exemple des «hommes-jarres» (hako-zume), enfermés à la naissance dans un récipient afin de les faire grandir sous pression. Leur tête seule
dépassait, par l’embouchure, et leur corps comprimé effectuait sa
croissance en se déformant de façon irréversible. Ensuite, il n’y avait
plus qu’à briser la jarre.
La légende des enfants kidnappés puis
transformés en monstres revient souvent dans la culture populaire au
Japon. Elle fait le miel du dessinateur Suehiro Maruo. L’écrivain Mori
Ogai en parle dans des textes hélas non-traduits, de même qu’Edogawa
Ranpo dans un polar au titre explicite : «Le Démon de l’île solitaire». Dans ce roman-feuilleton, publié entre 1929 et 1930, deux ans avant la sortie de «Freaks» (le film de Tod Browning), Ranpo évoque avec délices «un enfant à qui l’on aurait fait boire du vinaigre tous les jours dans le but d’en faire un homme-méduse» : ses articulations devenues «complètement ramollies» lui permettent de se mouvoir suivant de sinueuses et horribles trajectoires… Il évoque aussi l’effroyable «femme qui rit» (kuchisake onna), à la bouche largement fendue, ouverte jusqu’aux oreilles, comme un cadavre vivant.
Beaucoup des monstres de misemono s’inspirent des histoires de fantômes japonais. Ils sont identifiés à des êtres mythiques (kappa, sirènes, roku-rokubi ou démons) et les bateleurs ne manquent jamais de souligner que leurs
malformations sont dues à des mauvaises actions commises dans une vie
antérieure. Il ne s’agit pas pour le public de seulement «regarder», ni
même s’apitoyer ou s’horrifier. Il s’agit au contraire de «participer» à
la punition d’un coupable. Le fait de voir n’est pas innocent : il
suppose la honte. Ainsi que le souligne Miyako Slocombe, le mot misemono, littéralement «chose que l’on montre», se définit d’ailleurs ainsi dans le dictionnaire japonais : «Être exposé aux yeux du public pour le divertir. Être exposé à la honte».
Le hentai-misemono
s’inscrit dans un contexte religieux, fortement marqué par le concept
bouddhique de la métempsycose. Les baraques, d’ailleurs, sont souvent
installées dans l’enceinte des temples au moment-même où les trésors
sacrés sont montrés au public : lorsqu’ils vont se recueillir devant la
statue d’un bouddha, les visiteurs en profitent pour se réjouir entre
les centaines d’attraction foraines qui accompagnent toujours la
cérémonie du kaichô («ouverture du
rideau») lors de laquelle l’objet de culte est présenté aux fidèles… Il y
a donc un continuum entre la relique et le monstre. La baraque de foire
ne se contente pas d’offrir une simple exhibition : elle est le lieu
d’une rédemption possible, car l’être offert à la curiosité de tous,
exposé aux moqueries, ridiculisé en public, ne l’est jamais que pour
pouvoir expier ses fautes. Nul ne doute, semble-t-il, qu’il en ait
commis de très grandes car ses fautes sont visibles. Le monstre de misemono
n’a donc rien d’une victime. Il est au contraire un coupable, ainsi que
son corps en témoigne. Qu’il ait été transformé en monstre par une
maladie, par la torture ou qu’il soit né contrefait, peu importe. Il a
un mauvais karma. Seule une vie de punition peut lui garantir le
bonheur… dans une vie suivante. Voilà probablement pourquoi, de nos
jours encore (4), c’est dans l’enceinte de lieux sacrés que les
descendants des forains continuent d’exercer.
.
A LIRE : «Le Démon de l’île solitaire», d’Edogawa Ranpo. Traduit en Français par Miyako Slocombe. Aux éditions Wombat.
Catalogue de l’exposition «Hey ! Modern art et pop culture», dirigé par Anne et Julien. Aux éditions Ankama.
A VOIR : exposition «Hey ! Modern art et pop culture», organisée par Anne et Julien. A la Halle Saint Pierre. Jusqu’au 13 mars 2016. Halle Saint Pierre : 2, rue Ronsard
– 75018 Paris (Métro : Anvers/Abbesses). Ouvert tous les jours. En
semaine de 11h à 18h. Le samedi de 11h à 19h. Le dimanche de 12h à 18h
Spectacle néo-forain «curiosité satisfaite et divertissement garanti» : «On a volé le bras de Costentenus», par la compagnie HEY! la Cie, créée par Anne et Julien. Du 21 octobre au 1er novembre. Le teaser du spectacle.
PLUS D’INFORMATIONS : Présentation de l’exposition ; Présentation de la compagnie Hey! ; Présentation de la première expo à la Halle Saint Pierre ; Présentation de la revue.
NOTES
(1) Asakura Musei, le plus grand spécialiste du misemono, divise les spectacles de misemono en trois types : les gei (tours de force, d’adresse, de prestidigitation, etc.), le hentai-misemono (exhibition de monstres, de choses anormales, d’animaux exotiques, de pratiques sexuelles rares) et le saiku
(montage figuratif, théâtre d’ombre, lanternes magiques, sculptures
animées, décors mécaniques). Source : Hubert Maës, «Attractions foraines
au Japon sous les Tokugawa».
(2) Source «Attractions foraines au Japon sous les Tokugawa», d’Hubert Maës. Texte publié dans «Histoire galante de Shidoken»,
de Furai Sanjin (Hiraga Gennai). Traduit par Hubert Maës. Publié par le
Collège de France, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes
Japonaises, l’Asiathèque. 1979.
(3) Source : le catalogue de l’exposition «Hey ! Modern art et pop culture», aux éditions Ankama.
(4) La dernière troupe encore en activité est visible au sanctuaire de Yasukuni, chaque juillet pour la mitama matsuri.
Mais peut-être plus pour longtemps : en 2015, plus de femme-serpent,
plus de bateleur, plus d’affiches… Cette année-là, le sanctuaire a
interdit le misemono, pour des raisons d’ordre public.