Discriminer pour mieux exister, vous connaissez sans doute. A 21 ans, Edouard Louis livre avec son ouvrage, qui s’est déjà vendu à plus de 100’000 exemplaires, un récit radical mais qui fait du bien. Il nous emporte en Picardie, dans sa famille. On y parcourt avec lui les années qui l’amèneront à fuir et à enfin exister. Il y met en lumière cette misère humaine pétrie d’ignorance, qui blesse toujours et qui tue parfois. C’est dans la vieille-ville de Genève que nous le rencontrons. Il est de passage à la maison Rousseau et de la Littérature. Il a décidé de nous accorder une de ses rares interviews. Il faut dire que les médias ne l’ont pas épargné depuis la sortie de son livre. C’est un jeune homme timide que nous rencontrons. Un jeune homme complexé aussi. Mais à ces quelques fragilités s’opposent une pensée et un propos extrêmement bien construit qui nous laisse présager que nous n’en avons certainement pas fini avec Edouard Louis.
– Edouard Louis, replaçons le cadre de Pour en finir avec Eddy Bellegueule, car l’on a tout entendu, de quel genre littéraire s’agit-il?
– J’ai mis «roman» sur la couverture du livre pour plusieurs raisons, mais d’abord parce qu’il était très important pour moi de mettre en avant le travail littéraire que j’avais mené. C’était, si vous voulez, une façon de se prémunir contre un certain nombre de mécanismes propres au champ littéraire: je sais très bien que quand on écrit sur des milieux dominés, il est toujours beaucoup plus difficile de faire percevoir tout le travail littéraire qui est accompli. C’est ce que disait beaucoup Tony Morrison «quand on écrit sur les noirs aux Etats-Unis, on vous accorde la subversion politique mais jamais la subversion littéraire». Comme s’il y avait des thèmes plus universellement littéraires, plus évidemment littéraires (les classes dominantes) et d’autres qui le seraient moins, qui ne seraient que des histoires particulières (les classes dominées). Il y avait donc cette volonté-là. Il est vrai que lorsque l’on a commencé à m’interroger sur ce livre, je m’abritais beaucoup derrière l’étiquette de «roman».
«Tout ce que j’écris dans le livre, je l’ai vécu.»
Disant «de toute façon c’est un roman. Je suis libre d’écrire ce que je veux». Mais en fait, tout ce que j’écris dans le livre, je l’ai vécu. Tout ce que je raconte dans le livre est vrai. Je me rends compte que c’est cela qui dérange beaucoup: d’essayer d’articuler cette problématique entre littérature et vérité, et de dire que c’est parce que c’est un travail de construction littéraire qu’il peut rendre compte de la vérité plus encore qu’un témoignage. C’est comme l’espace social présenté par Bourdieu dans La Distinction ou les idéaux-types de Max Weber: c’est par un travail de construction, de mise en forme, littéraire ou autre, qu’on arrive à voir des réalités qui échappent aux individus, à la perception spontanée. Donc si c’est la question, oui, mon livre est clairement un livre autobiographique.
– Ce roman, c’est l’histoire de pas mal de jeunes homosexuels…
– Oui, absolument. Pour moi, l’enjeu ce n’était pas d’abord de parler de moi ou de ce que j’ai été, d’Eddy Bellegueule. Mais c’était plutôt de mettre en avant des structures et des mécanismes collectifs qui traversent Eddy – et tant d’autres individus. J’ai voulu donner à entendre des expériences collectives que l’on vit comme personnelles et intimes au moment où elles sont vécues mais qui en réalité sont politiques, sont produites par des mécanismes de domination. Quand Eddy pleure parce qu’on le frappe au collège ou qu’on l’insulte de «pédé», dans la cour, il croit que sa souffrance est causée par des facteurs individuels, qui tiennent à lui seul. Il ne se rend pas compte que ses larmes sont politiques: ses larmes sont rendues possible par des discours homophobes, par tout une Histoire de l’homophobie qui le précède, par des lois qui accordent des droits aux hétérosexuels et pas aux gays, par des mécanismes d’exclusion qui s’abattent sur des catégories comme les homosexuels donc, mais aussi les femmes, les immigrés ou les prostitués par exemple. Les femmes d’ailleurs sont très présentes dans le livre. Il était très important pour moi d’évoquer cette question afin de voir comment ces modes de domination se recoupent, se répondent.
– Votre livre esquisse le visage d’une France pas très reluisante…
– Non, je dirais plutôt que c’est le portrait d’une France dominée et exclue. J’ai essayé de parler de ces vies dont on ne parle pas, du sous-prolétariat si vous voulez, dont on ne se préoccupe jamais, de ces individus invisibles parce qu’invisibilisés. Invisibilisés du discours politique et aussi de l’espace littéraire dans une large mesure. Je crois que si la littérature ne se donne pas pour but de donner à voir et entendre ce et ceux qu’on ne voit jamais et que l’on n’entend jamais, alors elle ne vaut pas une heure de peine.
– Quel est l’intérêt d’une analyse bourdieusienne dans les événements que vous avez vécus?
– Il est évident que l’une des idées très présente et très prégnante dans l’oeuvre de Bourdieu, et Geoffroy de Lagasnerie l’a très bien montré, c’est de penser la société comme espace de violence, espace de guerre de tous contre tous. Que l’on veuille ou non. Que l’on en soit conscient ou non. De l’hétérosexualité sur l’homosexualité. Des nationaux sur les non-nationaux. Des dominants sur les dominés et des dominés sur d’autres dominés. Et justement une autre grande proposition de Bourdieu consiste à dire que cette violence qui constitue la trame des relations sociales, eh bien, la plupart du temps, n’est pas ressentie comme violente, elle n’est pas éprouvée comme telle. La violence apparaît comme une évidence. La littérature, par le travail sur les mots, le langage, m’a permis de mettre à jour cette violence enfouie, cachée, dissimulée.
– Mais cette violence, vous la reproduisez vous-même.
– Nous la reproduisons tous. Une politique contre la violence devrait à partir de là consister non pas à décréter d’un instant à l’autre la fin de la violence, ce serait absurde, mais de travailler toujours, sans cesse sur soi pour la réduire le plus possible, une sorte de travail qui devrait par définition rester toujours inachevé, «une promesse» dirait Derrida.
– Quelle est la place du libre arbitre si l’on ne juge pas et l’on pardonne tout? On est dans une société où l’on cherche les responsables. Pas vous?
– C’est une idée insupportable, mais il existe des vies sans choix. Je le crois. Le monde que j’évoque, le monde de mon village, le monde de mon enfance, c’est un monde qui est dépossédé d’un quelconque libre arbitre, privé de liberté. Les vies que je décris sont contraintes à agir d’une certaine manière.
«C’est fou la résistance de certains à cette idée que le Front National est un parti très ancré dans les classes ouvrières»
A se mouvoir et à dire les choses d’une certaine manière. Ce livre est une insurrection contre ces mondes privés du choix où l’on reproduit les vies vécues par ceux qui nous ont précédés. Eddy Bellegueule, par exemple, c’est quelqu’un qui ne veut pas fuir. Il ne fait pas le choix de fuir. Il y est contraint. Il faudra beaucoup, beaucoup de temps avant qu’il ait même la volonté de fuir parce que tout l’empêche de vouloir dans ce monde-là. Le livre se veut aussi une sorte d’archéologie de la volonté qui consisterait à se demander: pourquoi lui un moment donné a voulu? Comment peut-on vouloir? En fait, il n’avait pas d’autre choix que de vouloir.
– La fuite comme unique choix?
– Non, pas le choix justement. Pour Eddy Bellegueule c’est tout le contraire. Vous savez, j’avais toujours l’impression, en écrivant Eddy B, que lorsque l’on parlait des transfuges de classe, des transfuges sociaux, des gens qui quittent leur milieu – comme c’est le cas de Bourdieu et de Annie Ernaux – le vocabulaire qui était souvent mobilisé était celui du miracle. Evidemment, Bourdieu est plus fin que cela, je grossis le trait. Mais Bourdieu dit quand même «miracle», et on pouvait avoir cette impression: que le transfuge serait quelqu’un doté d’un supplément de liberté, un supplément d’intelligence. Quelqu’un qui aurait toujours-déjà voulu fuir, se différencier. Or la fuite d’Eddy est tout aussi déterminée que les non-fuites de son entourage. Son départ est déterminé par l’abjection (tu n’es qu’un pédé ) et ensuite il va encore falloir qu’un nombre incalculable de forces sociales soient mobilisées pour qu’il mène sa fuite à bout: certains de ses enseignants, des amitiés etc.
– Alors, comment peut-on fuir collectivement?
– Il faudrait démultiplier les lignes de fuite. Je crois qu’il est très important, si l’on parle de politique à inventer, de créer et de multiplier les initiatives. Moi j’ai décidé d’écrire un roman. Mais l’action peut prendre d’autres formes: militer, s’engager dans une association, créer des opportunités pour les classes défavorisées dans les écoles, comme ça a été fait à Science Po Paris. Lutter contre l’homophobie, la transphobie. Et je crois que c’est par l’agrégation de cette multiplicité d’action que l’on peut faire advenir de nouvelles vies et permettre à des individus de fuir. Vous savez, il y a toujours des gens qui vous disent «ce que tu fais c’est comme donner des miettes, tu ne changes pas le système complètement, dans son ensemble etc». Je suis tout à fait pour changer le système d’un coup. Si demain c’est le grand soir, je serai là. Mais en attendant…
– Parlons politique justement, la région natal d’Eddy Bellegueule, la Picardie, assiste à une montée du Front National. Qu’est-ce que cela vous inspire?
– Je ne suis pas un analyste politique, je ne suis qu’un écrivain. Cependant, je crois qu’il y a plusieurs évidences à relever. D’abord, la récupération par les partis institutionnels de droite de tous les thèmes de l’extrême droite, que ce soit, par exemple, l’homophobie violente ou la xénophobie virulente. L’UMP n’a cessé de se rapprocher du FN dernièrement.
«C’est une forme de violence bourgeoise qui vous ramène à ce que vous avez été
comme si vous étiez entré dans un milieu intellectuel par effraction»
Et puis il y a l’abandon du discours de classe de la gauche institutionnelle. Le parti socialiste ne parle plus le langage de la lutte des classes, des ouvriers, de la domination, mais parle maintenant de «vivre ensemble», de «faire société» et «d’espace commun», etc. Ce que je dis là a été analysé par Eribon dans son livre D’une révolution conservatrice. Du coup, les dominés ne se retrouvent plus dans le discours de la gauche. C’est ce que disent les gens autour d’Eddy Bellegueule: «le discours de la gauche et de la droite c’est pareil, personne s’occupe de nous, les petits». Alors, ils votent Front National pour se reconstituer comme classe, par le vote. C’est fou la résistance de certains analystes et certains politologues à cette idée que le Front National est un parti très ancré dans les classes ouvrières. On vous dit par exemple: «Non, ce n’est pas le parti ouvrier puisque seuls 35 % des ouvriers votent pour le Front National.» Quand les ouvriers votaient à moins de 30 % pour le parti communiste français, tout le monde disait le PC c’est le parti ouvrier! C’est très étrange comme ces discours sont réversibles. Et même dans l’entourage d’Eddy Bellegueule quand on ne votait pas Front National, on était très souvent très sensibles aux thématiques FN.
– Il y a eu beaucoup de battage médiatique autour de votre ouvrage. Est-ce vraiment possible d’en finir avec Eddy Bellegueule?
– Oui. En finir avec ce que l’on a fait de nous, c’est quelque chose que je pense possible. Alors évidemment cela ne veut pas dire qu’il ne reste rien de ce que l’on a été. Il reste une part d’Eddy Bellegueule en moi. Mais ce passé, placé dans un autre présent, n’est plus la même chose, n’a plus du tout le même sens, les mêmes conséquences. Ne produit pas les mêmes comportements. Ce qui est beaucoup plus dur dans le fait d’en finir ce sont les rappels à l’ordre auxquels on est confronté lorsque l’on est un transfuge de classe. «Pourquoi tu renies? Pourquoi tu trahis? A quoi tu joues? Pour qui tu te prends?» Comme si en fait la reproduction sociale était dans toutes les têtes. Comme les journaux qui m’appellent «Eddy», etc, pour me rappeler à ce que j’ai été. C’est une forme de violence bourgeoise qui vous ramène à ce que vous avez été comme si vous étiez entré dans un milieu intellectuel par effraction.
– En tant que transfuge, vous ne vous sentez pas seul?
– Il y a toujours une certaine solitude du transfuge, c’est d’ailleurs le thème au coeur d’Aden Arabie de Nizan. Pour résister à cela, il y a l’amitié, «l’amitié comme mode de vie». L’amitié a été quelque chose de très important dans ma trajectoire.
– Parlons du futur à présent. Dont Des mots, une collection aux Presses universitaires de France que vous créez…
– L’idée est de proposer des entretiens, des textes de conférences, des ébauches de livres, des articles qui donneraient à voir la pensée en train de se construire. De donner, pour le dire autrement, à entendre cette fragilité intrinsèque de toute pensée critique et innovante en train d’émerger. J’ai toujours été marqué par les articles que Sartre publiait dans «les temps modernes» et Bourdieu dans «les actes de la recherche» et qui étaient des ébauches de leurs ouvrages. Ce dont on peut se rendre compte, c’est qu’ensuite, quand paraissaient les ouvrages, il y avaient beaucoup de choses qui disparaissaient, beaucoup d’idées pour des questions de forme, de structure, de construction du livre. Je voudrais que «Des mots» soit une sorte d’espace d’élaboration, un lieu expérimental, où l’on poserait des problèmes plutôt que d’y répondre. De mener des travaux collectifs également. «Des mots», c’est une référence à Sartre et son livre «Les mots», à «démo» comme on le dit d’une démonstration, d’un avant-goût de quelque chose, et bien sur à «dèmos»… ça recoupe plein de choses. Et puis, en ce qui concerne le futur, je prépare un autre roman.
– Et le théâtre, qui vous a permis de fuir, fait-il encore partie de vous? Ou avez-vous assez joué la comédie?
– (Rires) L’écriture à pris toute la place dans ma vie. Ça me manque souvent, beaucoup. Mais je crois que, malheureusement, vivre c’est toujours choisir une vie et en exclure d’autres que l’on aurait aimé vivre.
«En finir avec Eddy Bellegueule», d’Edouard Louis. Ed. du Seuil.