Cet article « On roule sur le patriarcat » : avec la coalition de roller derby le 8 mars provient de Manifesto XXI.
Ce mercredi 8 mars s’élançait depuis la place de la République un cortège de plus de 13 500 participant·e·s (selon la préfecture de police). Parmi iels, un cortège bien particulier, à roulettes, répondant à l’appel à la grève de l’AG Féministe Paris Banlieue et coordonné par le club de roller derby parisien La Boucherie de Paris.Pour un sport militant, c’était une première: bien que lié au féminisme depuis sa renaissance au début des années 2000, le roller derby n’avait jamais fait front collectif dans une manifestation féministe à Paris. Le cortège intitulé « Sur les pavés, les patins ! » ralliait des joueur·euse·s de plusieurs ligues parisiennes : La Boucherie de Paris, les Lutèces Destroyeuses, Paris Roller Derby, les Tamponneuses mais aussi le CIB Paris et Patin Collectif. Depuis la création des deux premiers clubs français en février 2010, le sport de contact d’origine américaine s’efforce de se développer autour de valeurs inclusives, féministes et queers, sur le track et aujourd’hui, dans la rue. Joueuse à la Boucherie de Paris depuis 2021, j’ai décidé de m’élancer avec mes coéquipièr·e·s pour répondre à cette question: Si le derby est féministe et militant depuis sa création, pourquoi n’y a-t-il pas eu de rassemblement avant ?
Le roller derby, un sport né au sein du mouvement féministe
Pour comprendre les liens entre le roller derby et le militantisme, il faut revenir au contexte dans lequel ce sport renaît. Comme l’écrivent les autrices Anaïs Bohuon, Florys Castan-Vicente, Anne Schmitt dans l’ouvrage Feu!, Abécédaire des féminismes présents (éditions Libertalia), « Le roller derby a connu différentes formes à travers l’histoire : dans les années 1920 puis 1970, il est commercial et chorégraphié, à l’image du catch ». Dans sa version du XXIème siècle, le roller derby est un sport de contact se pratiquant sur des rollers quads, sur une piste ovale. Sur le terrain, 5 joueur·euse·s de chaque équipe s’affrontent, 4 bloquer·euse·s et un·e jammer·euse. Un match composé de deux mi-temps de 30 minutes, découpés en période de 2 min maximum appelé des « jams ». Quand il re-apparaît, au début des années 2010 aux Etats-Unis, « le roller derby (…) a la particularité de naître au sein du mouvement féministe. Sa forme moderne apparaît au début des années 2000 aux États-Unis, dans le milieu des Riot Grrrls, mouvement punk féministe de la troisième vague ».
Du punk ne subsiste plus l’esthétique « bas résille / short de sport / maquillage abondant » comme au milieu des années 2010, mais bien un esprit Do It Yourself, élargi pour traiter les questions d’inclusivité dans le sport.
Margot, aka Nick Labaque dans le monde du derby, est la représentante du pôle partenariat et solidarité de la Boucherie de Paris, à l’initiative du rassemblement. Sa journée du 8 mars a débuté avec un atelier pancarte hébergé dans les locaux du syndicat Sud éducation, dans lequel elle milite également. Entre deux slogans et bombes de peinture, elle raconte : « J’ai commencé le roller derby en 2015 à la Boucherie. Pour moi, le roller derby à toujours été une pratique militante. Je ne voulais pas faire de derby juste pour le sport. J’ai été attirée par le côté féministe. »
Entre private jokes sur les nombreuses règles du roller derby et discussions politiques, la dizaine de membres du club réunit pour l’occasion s’active autour de pancartes, banderoles et équipement. Car une partie du groupe compte bien chausser ses patins malgré la pluie qui menace cette journée d’action et les risques de chute que cela entraîne.
Piloté au niveau international par la WFTDA, Women Flat Track Derby Association, basée aux Etats-Unis (et ne comptant, elle aussi, que très peu de salarié·e·s), le sport obtient sa propre commission dans la Fédération Française de Roller et Skateboard en 2014. A l’inverse de beaucoup de fédérations sportives, pour lesquelles l’inclusion des personnes trans et non binaires n’est pas à l’ordre du jour, la WFTDA inclut bien les femmes et les différentes minorités de genre depuis 2011.
C’est au départ de la Place de la République, sous une pluie encore hésitante, que Josie Molotov me raconte l’itinéraire de ces réflexions : « Le premier match de France à eu lieu en 2010 dans un tiers lieux à Bordeaux, le Darwin. Le club avait été monté par des meufs qui avaient vu le film Bliss et qui voulaient faire pareil. Elles étaient majoritairement issues du milieu punk et lesbien Bordelais. Si je dis “meuf”, c’est volontaire : en 2011, en France les questions d’inclusivité des personnes trans et non binaires ne se posaient pas dans le milieu du derby. On voulait créer un safe-space pour les meufs, affirmer que le féminin l’emportait sur le masculin etc. » A Paris, Paillette, joueuse à la Boucherie de Paris présente dès la création du club en 2012, me raconte : « J’ai commencé à l’Alternative, en 2011 le deuxième club de Paris, après les Paris Roller Derby. C’était à la Main Jaune, dans un squat, porte de Champerret. Il y avait un vrai projet de société là-bas. Se mélangeaient des gens qui y vivaient, des artistes et nous, à roller, le vendredi soir. » Pour Nate, aka Gemma, arbitre et actif dans le monde du derby depuis 2012 la politisation tardive du sport en France recouvre un autre sujet : « Au début, beaucoup de ligues n’étaient pas politisées car elles ne voulaient pas passer pour un “sport militant”, mais d’abord asseoir la légitimité du roller derby en tant que sport en lui-même. »
Les défis d’un sport militantDerrière la banderole « Roulons sur le patriarcat », ma question « Si le derby est féministe et militant depuis sa création, pourquoi n’y a-t-il pas eu de rassemblement avant ? » soulève d’autres problématiques que celles de la mobilisation : l’argent et l’investissement bénévole. Nate m’explique « Nous sommes toustes au bord du burn-out militant. Il n’y a qu’un·e personne qui est payé·e en France pour faire du roller derby, en tant que coach. Pour tout le reste, nous sommes entièrement bénévoles. » Car l’organisation du roller derby français repose sur un bénévolat complet de ses membres : de la traduction des 90 pages de règles à l’organisation, chaque année, de trois niveaux de championnats de France pour plus de 4000 licencié·e·s.
Cette organisation bénévole, intrinsèque à la création et structuration du roller derby en France, peut être à l’origine du croisement entre engagements politiques personnels des joueur·euses et politisation du sport. Josie abonde : « Nous avions déjà fait des manifestations à patins, à Bordeaux, dès le début du derby mais aussi à Paris, pour le 8 mai 2020, mais sans banderole ni évènement crée sur les réseaux sociaux. J’ai été à la commission du roller derby à la Fédé depuis le début, et c’est peut être par là qu’une transformation d’un militantisme féministe uniquement tourné vers les femmes à quelques chose de plus ouvert aux personnes trans et non binaires est arrivé. Nous avons commencé à utiliser l’écriture inclusive, à la base, plutôt pour démasculiniser la langue française, mais du coup, ça a aussi servi probablement à une forme d’ouverture de porte. On a ensuite créé un groupe de travail sur l’inclusivité qui a commencé à écrire des règles sur l’autodétermination de genre. Une personne transgenre ou non-binaire peut ainsi participer aux championnats comme elle le souhaite, et ce depuis 2016. »
« Pour moi, c’est une manière de lutter que de se structurer en groupe. »
Camille, aka Le Big Oh, joueuse à la Boucherie de Paris
Ainsi, l’inclusivité semble être au cœur de la réflexion de la structuration du sport français. Entre les pancartes « Roller derby contre la réforme des retraites », « Cats, feminism and roller derby » ou encore « Macron en box », se glisse une autre problématique, matérialisée par la pancarte « Prenons de l’espace ». En marge du cortège, Camille, aka Le Big Oh, développe : « Nous avons gagné un appel à projet lancé par la mairie de Paris, Paris Sportives. Il part du constat que les espaces sportifs dans la ville de Paris sont toujours occupés par des hommes. Nous allons donc organiser des ateliers d’initiations complètement gratuits pour les femmes et minorités de genre dans l’espace public, dans le 20ème arrondissement dans lequel nous sommes implanté·e·s depuis plus de 10 ans. Même si dans le roller derby, on agit beaucoup pour les femmes et les minorités de genre, les personnes qui pratiquent ce sport, en tout cas à Paris, sont majoritairement issu·e·s de CSP+. » Car le roller derby est un sport cher : le premier investissement pour l’équipement de base est autour de 300€, pour lesquels s’ajoutent rapidement les éventuels déplacements, le changement de matériel etc. « Nous avons envie de faire grandir ce sport sans exclure personne » continue Le Big Oh. « Pour moi, c’est une manière de lutter que de se structurer en groupe. »
Les liens entre pratique sportive et militantisme semblent ainsi être finement tissés. Pour Le Big Oh, « Le sport ne définit pas que le fait de pratiquer une activité sportive, ou alors c’est que le mot est mal employé. C’est aussi une manière de définir ce dans lequel on s’engage, quelles valeurs on porte et à quoi on adhère en tant que société. (…) Pour moi, le sport est une manière de m’engager politiquement, d’agir pour la société et de porter des valeurs dans lesquelles je me reconnais. »
Avant que les trois heures passé·e·s sous la pluie finissent d’achever ma détermination, nous ne pouvions pas arrêter de marcher sans soulever les impensés de ce sport. Ainsi, Josie Molotov revient sur les défis politiques de la discipline : « On a ouvert des portes, mais l’inclusion des personnes trans et non binaire reste problématique sur les contrôles antidopage, par exemple, où on ne sait pas encore comment protéger les personnes. Il y a aussi les logiciels de la fédé qui ne permettent pas forcément de choisir les pronoms que l’on souhaite, si ce n’est pas inscrit sur un papier d’identité. » De plus, outre les questions d’inclusivité financières ou de genre, en France, le roller derby reste un sport pratiqué par une majorité de personnes blanches. Le site de la Our Family Roller Association, le documentaire United Skate (de Dyana Winkler et Tina Brown) ou encore cet article du Daily Beast, « The Rich History of Black Roller Skating Rinks—and Their Civil Rights Legacy », permettent d’avoir un aperçu de la riche histoire afro-américaine de la pratique du roller quad.
Pour aller plus loin, je vous conseille les quelques productions culturelles correctes produites sur le roller derby, à savoir Gender Derby de Camille Ducellier (avec Jasmin), le podcast « Le roller derby, beaucoup plus que juste un sport » de Pepita Talk ou encore le célébrissime film Bliss de Drew Barrymore, point de départ commun de beaucoup dans la pratique du sport.
Reportage photo par Lee Jiwon
Cet article « On roule sur le patriarcat » : avec la coalition de roller derby le 8 mars provient de Manifesto XXI.