Il est courant de penser que la pornographie est une forme de «violence exercée contre la femme». Que les images érotiques d’une femme la «dégradent», voire la «déshumanisent» s’il s’agit de fantasmes violents. Il faudrait donc les interdire. Mais d’où vient cette idée ?
Dans les années 1990, le marché du X est bouleversé
par l’apparition du gonzo et d’un style brut «caméra au poing», accompagné
d’une surenchère de pratiques dites hard. «On
assiste à une évolution des films X vers une iconographie «ultra-génitale»
et «ultra-violence”, explique la chercheuse Michela Marzano
(philosophe au CNRS). C’est le début de l’escalade des pratiques : des
pénétrations vaginales à la sodomie, à la triple pénétration, jusqu’au fist-fucking
et à la scatologie.» Ce qu’elle appelle «le triomphe du hard-crade»
provoque une levée des boucliers. Dans la presse, on s’émeut de l’aspect
«boucherie» ou «abattoir» des gonzos, qui sont tournés en deux jours, parfois
moins, et qui raffolent des gros plans gynécos sur des corps surexposés aux
intrusions de toutes sortes.
L’arrêt Butler et le triomphe des anti-pornos
A la même époque, deux
farouches opposantes au porno –Andrea Dworkin et Catharine
MacKinnon– font passer leurs idées en Amérique du Nord. En 1992, la Cour
Suprême canadienne rend un arrêt surnommé «l’arrêt Butler» qui condamne un
marchand de vidéos et de revues pornographiques, au prétexte que de tels produits
peuvent «porter préjudice à la société», c’est-à-dire «victimiser
les femmes» (suivant les termes du juge Sopinka). Pour le dire plus
clairement : la vision d’un porno pourrait encourager un homme à maltraiter une
femme. La Cour explique, notamment, que le «matériel dégradant ou
déshumanisant place des femmes (et parfois des hommes) en état de
subordination, de soumission avilissante ou d’humiliation. Il est contraire aux
principes d’égalité et de dignité de tous les êtres humains».
Qu’est-ce qui est «dégradant» ?
En rendant cet arrêt, la Cour valide la légitimité
de termes flous et subjectifs –«dégradation», «déshumanisation»– suffisamment
larges pour englober tout ce qu’elle considère comme répréhensible. Ces termes
parapluies sont empruntés aux théories radicales d’Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon. Pour ces deux célèbres
abolitionnistes, la pornographie est la cause principale des inégalités entre
les sexes : «le thème principal de la pornographie, c’est le pouvoir mâle»,
dit Dworkin (dans Pornography: Men possessive Women), qui considère la
sexualité comme une forme sournoise de subordination. La pénétration équivaut à
une agression, suggère-t-elle. Du moment que la femme accueille le pénis, la
voilà transformée en réceptacle passif, en «territoire occupé» (1). Elle n’est
plus qu’un jouet, un objet au service du «mâle», notamment dans le porno qui la
réduit au rang de pute asservie. Au Canada, s’appuyant sur cette idée que le porno
structure une vision inégalitaire des relations homme-femme, la Cour prétend
«protéger» les femmes… bien malgré elles.
Protéger les femmes ou… censurer les mauvaises moeurs ?
Suite à l’arrêt Butler, les douanes et les tribunaux
canadiens saisissent, amendent, confisquent ou interdisent quantité de
publications ou d’oeuvres d’art incluant : des photos homo-érotiques dans un
restaurant gay, des BD lesbiennes et gays vendue dans une librairie LGBT, des
colis contenant des travaux de Pat
Califia, Kathy Acker, Robert Crumb, Matt Groening, Art
Spiegelman, Tom de Finlande, Charles Bukowski, le Marquis de Sade et même… deux
ouvrages d’Andrea Dworkin elle-même. Pour les féministes, c’est une catastrophe.
La sociologue Thelma Mc Cormack proteste : «la Cour Suprême s’en fiche de
l’égalité. Elle ne souhaitait que renforcer un contrôle. Mettre un vernis
féministe dessus servait ses intérêts.» D’autres intellectuelles se mobilisent
contre ce qu’elles dénoncent comme une tactique des ligues de vertu et des
mouvements puritains pour rétablir la censure (2).
La «loi Bundy» : pornographie et meurtres en série
Comme par un fait exprès, plusieurs associations
américaines telles que l’American Family Association, Focus on the
Family et la Christian Coalition rajoutent les mots
«dégradation », «victimisation» et «violence contre les femmes» dans leurs
brochures de propagande appelant à l’abolition du porno. Aux Etats-Unis, en
1992, un Comité sénatorial propose une loi nommée «Compensation pour les
victimes de la pornographie» qui s’appuie sur la même logique. La loi propose
ceci : si l’auteur d’un viol a agi sous l’influence d’un film X, sa victime
peut porter plainte contre les producteurs du film en question. Cette
proposition (qui n’est finalement pas votée) prend le nom de «loi Bundy», par
allusion au serial killer Ted Bundy qui, la nuit précédant son exécution,
affirme avoir tué 30 personnes. On ne connait pas le nombre exact de ses
victimes (une centaine ?), mais le jour même de cette confession, Ted Bundy attribue
ses crimes au porno. Il les aurait commis, dit-il, parce qu’il était «accro»
à la «violence sexualisée».
«Vous allez me tuer… mais il y a dehors
plein de gens accros au porno»
Faut-il prendre ses propos au sérieux ? Pas
vraiment, répondent les experts : il les a tenu la veille de son exécution (24
janvier 1989), lors d’une rencontre avec le psychologue James Dobson, fondateur
de l’organisation évangélique Focus on the Family, qui milite activement
contre le porno. Ted profite de l’occasion pour lui dire : «Comme une
drogue…vous en voulez plus, jusqu’à ce que vous atteigniez le point où la
pornographie ne peut aller plus loin. […] Au fond, j’étais une personne
normale. J’avais de bons amis, je vivais une vie normale, sauf pour cette seule
part, petite, mais très puissante, très destructrice». James Dobson est
ravi de pouvoir rapporter cette «confession». Les autres psychologues n’y
voient qu’une énième tentative de se disculper. Ted Bundy n’a jamais pris la
responsabilité de ses actes, disent-ils. Il reportait la faute sur tout : son
grand-père, l’absence de père, l’alcool, les médias, la société, la télévision
et même ses victimes (coupables d’«irradier la vulnérabilité»). Pourquoi pas la
faute au porno ?
Quelle influence sur nous a la «violence sexualisée» ?
Malheureusement, l’ultime pirouette de Bundy sert la
cause des abolitionnistes. Le débat se radicalise entre les pro et les
anti-pornos. Le X est-il «violent» ? Si oui, cette violence peut-elle avoir des
effets (lesquels) sur les personnes qui y sont exposées ?
La suite au prochain article.
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A LIRE : «Symposium The sex panic: Women, Censorship, and Pornography», New York Law School Law Review, Volume 38, No. 1-4, 1993.
NOTES
(1) «Physiquement, la femme pendant la relation
sexuelle est un espace inhabité, un territoire littéralement occupé : occupé
même s’il n’y a pas eu de résistance, ni de prise de force, même si la personne
occupée a dit oui oh oui, oui vite, oui plus.» (Source : Andrea Dworkin,
Intercourse)
(2) Un colloque est organisé sous le titre «The Sex Panic«, qui rassemble une trentaine de chercheuses mobilisées autour de la défense du porno, de l’accès aux images explicites, etc. Les actes de ce colloque historique sont publiés en 1995, sous le titre «Symposium: Women, Censorship, and Pornography».
EN SAVOIR PLUS :
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