Au mois de février 2014, Machine Girl a surgi des limbes de l’Internet sur l’échine d’un premier album déstabilisant de vitesse et d’agressivité. Avec ses treize morceaux pétés à la culture japonaise et au footwork, WLFGRL sonne à la fois comme une pointe de vitesse dans les rues de Neo Tokyo, une méchante baston entre mechas et une expérience génétique ratée qui s’échappe du labo. Balancé sur Bandcamp sans la moindre promo, l’album a tout de même réussi à accrocher l’oreille du public et de la critique. Alors, quand on a appris que le savant fou responsable de cette pagaille était de passage à Paris, on l’a assis sur le canapé du Tag Parfait pour l’interroger sur ses méthodes.
À part être Machine Girl, que fais-tu dans la vie ?
Je travaille comme monteur dans une petite agence de communication, du côté de New York.
Quand as-tu commencé à faire de la musique ?
J’ai commencé à faire de la musique quand j’avais treize ou quatorze ans, mais toujours dans des groupes. Je jouais de la basse. Aujourd’hui, j’ai 24 ans. Machine Girl est mon premier projet solide, le seul qui ait eu un peu de succès. Je n’ai commencé à composer sur ordinateur qu’il y a quatre ans environ, quand un ami m’a filé Logic. J’ai compris que les possibilités offertes par l’informatique étaient infinies et je m’y suis mis sérieusement.
Ton premier album WLFGRL a été très remarqué, au point de faire réagir le critique Anthony Fantano. Comment tu t’es senti quand tu t’es rendu compte que Machine Girl prenait son envol ?
J’étais tellement heureux. Savoir que quelqu’un, à l’autre bout du monde, écoute ma musique plutôt que celle d’un autre… J’en rêvais quand j’étais gamin. C’était une sensation incroyable, un truc surréaliste. Ça m’a donné énormément d’espoir, parce que faire de la musique et de l’art à temps plein, c’est tout ce que j’attends de la vie. Quitte à vivre dans une boîte, je m’en fous. J’ai tiré une fusée de détresse dans le vide en espérant qu’elle soit vue, elle a été vue, et on m’a répondu. C’était plus que je n’aurais jamais espéré. Donc, ouais… Je suis plutôt content.
On sent une grande influence de la culture japonaise sur ta musique et particulièrement des animes.
Oui. Je suis dans les animes depuis que je suis tout petit, à l’époque je trouvais ça cool mais j’étais embarrassé d’en regarder, j’essayais de ne pas trop en parler. A ce moment-là, si tu aimais autre chose que Pokemon ou Dragon Ball Z, tu étais chelou. Et aujourd’hui, je continue à penser que les séries des années 80 et 90 sont les meilleures. Ça m’a toujours plu visuellement, je peux les regarder pour le plaisir des yeux même si elles sont nazes.
J’aime les trucs ringards, les mechas à la Gundam, le cyberpunk façon Akira, les trucs ultra-violents comme Genocyber, j’essaie de capter la même esthétique dans ma musique. Quand j’étais plus jeune, j’écoutais beaucoup de breackcore et de drum’n’bass très rapide à la Squarepusher. Il y avait toutes ces vidéos fan-made sur YouTube, des scènes de combat d’Evangelion montées sur du Venetian Snares. Depuis, j’ai toujours associé les deux. Quand j’ai commencé à bosser sur WLFGRL, c’était une esthétique, une vibration que je voulais reproduire, une énergie que j’essayais de canaliser.
Je n’aime pas beaucoup le style des animes plus récents, quoi que Paranoia Agent soit très important pour moi. Le dernier que j’ai regardé en entier était Kill La Kill, j’ai bien aimé Psycho-Pass aussi. J’essaye de me laisser influencer par eux.
À quel niveau ?
Leur réflexion sur la technologie en général m’intéresse. Notre monde connecté, le fait que nous soyons tous très absents de nos propres expériences, juste parce que nous passons autant de temps à regarder un téléphone, un ordinateur, ou à envoyer des messages à quelqu’un plutôt que d’aller lui parler… C’est une réflexion cliché, mais je ne pense pas qu’elle soit complètement fausse. Pour faire de la musique, je passe ma journée devant l’ordinateur. Parfois je me demande « Putain, qu’est-ce que je suis en train de faire ? » Quand je jouais de la basse, au moins, j’étais dans l’instant. Je pense aux effet psychologiques de la technologie.
J’allais te dire que WLFGRL me rappelle beaucoup le film de 1989, Tetsuo : The Iron Man.
C’est peut-être le meilleur exemple. C’est un film qui fait un super boulot en montrant son protagoniste fusionner avec un homme d’acier, ou je ne sais quoi… Et ils deviennent ce phallus métallique géant. Je ne sais plus ce qu’il dit à la fin. « Allons détruire le monde », un truc comme ça. Je pense que c’est l’une des meilleures répliques de tous les temps. Quand tu y penses, c’est une métaphore, mais c’est presque vrai. La manière dont nous nous appuyons sur la technologie nous détruit.
D’un autre côté, j’adore l’idée de devenir un transhumain, un cyborg, d’utiliser la technologie de manière positive. Je me rappelle avoir regardé un TED Talk un peu ringard qui disait que nos smartphones faisaient déjà de nous des cyborgs. Au fond, c’est négatif, je pense, mais ça peut aussi être un truc puissant et beau. Il y a le thème du loup-garou dans WLFGRL, c’est ça, cette idée de super-humanoïde. L’idée de transformation, de devenir ce que tu as envie d’être. J’essaie de faire en sorte que ma musique rende plus puissant, qu’elle déclenche une vague d’adrénaline qui va t’aider à finir ce que tu es en train de faire.
Ton pseudo, Machine Girl, est une référence directe à un film gore japonais qui utilise justement ces thèmes de la transformation et des cyborgs.
J’ai vu le film il y a cinq ou six ans et j’ai vraiment aimé, encore un truc japonais qui m’a influencé ! Ce film est grotesque, j’ai adoré le concept, le nom ringard appliqué à un truc cool. Je me suis dit que ça ferait un bon nom de scène, même si 15 000 autres personnes se sont dit la même chose, apparemment. Quand j’ai regardé le film, j’ai aussi eu l’idée de le sampler pour en faire un morceau. C’est comme ça que l’intro de WLFGRL est née, cinq ans avant que je ne compose l’album en à peu près deux mois.
Ce genre d’influences japonaises est très à la mode depuis quelques temps, non ?
Je pense que le Japon a de l’influence sur la musique occidentale depuis très longtemps, tant dans le mainstream que dans l’underground. Le Japon capte aussi beaucoup d’influences de l’Ouest, qu’ils font muter pour créer quelque chose de complètement nouveau. Kyary Pamyu Pamyu me semble à la fois très occidentale et très japonaise en même temps, par exemple.
J’ai un pote d’origine japonaise qui hait le fait que les Occidentaux soient à fond sur le délire kawaii, il déteste PC Music. Il trouve – et dans une certaine mesure, je suis d’accord – qu’il y a quelque chose de très faux dans cette obsession pour les trucs mignons, ça infantilise la culture japonaise. Aujourd’hui, c’est devenu une esthétique forcée, parce que c’est cool et populaire. Je pense que ça pourrait être une bonne chose, mais quand c’est au coeur de ce que tu fais, ça me semble artificiel et malhonnête. Je doute que la plupart des producteurs qui la poussent en ce moment aient toujours été dedans.
J’ai cru comprendre que l’autre grande influence de Machine Girl, c’est la drogue.
Il y a quelques temps, je suis rentré de soirée complètement déchiré et je me suis regardé dans le miroir pendant très, très longtemps. Et j’ai senti cette énorme vague de déconnection, sur le moment c’était hyper profond et beau. Mais peu de temps après, j’ai eu une expérience vraiment horrible, le yin de ce yang. Pour faire court, je suis resté piégé dans mon appartement pendant douze heures, à triper vraiment dur. C’était comme l’enfer, c’était extrêmement intense. Après, pendant quelques jours, il ne s’est rien passé, j’allais bien. Et puis j’ai commencé à ressentir des vagues d’anxiété qui sont toujours là aujourd’hui.
Avant ça, je n’avais jamais été stressé ou angoissé au point que ça devienne un handicap. Ces derniers temps, je me bats beaucoup avec ça. Ça craint, parce que ça affecte ma créativité. J’ai été capable d’avoir des expériences de travail sur la musique au cours desquelles je sortais de mon corps, des heures passaient sans que je m’en rende compte. Ça n’arrive plus autant. C’est dur, c’est vraiment dur.
J’ai des membres de ma famille qui ont des maladies mentales plus graves. Je pense que les gens qui n’en ont pas ne peuvent pas comprendre à quel point c’est terrifiant. Pour ceux qui en ont, j’aimerais montrer qu’on peut toujours… J’aimerais que ma musique soit une preuve, aux autres et à moi-même, qu’on peut toujours créer aussi bien, voire mieux qu’avant quand on fait face à d’horribles problèmes d’anxiété et de dépression.
Parlons sexe. Tu utilises souvent l’imagerie du hentai et plus particulièrement du futanari, ces personnages féminins avec des pénis, dans ton univers graphique.
Je ne sais pas à quel point le porno a influencé mon travail, mais je ne suis pas quelqu’un de douillet, qui est facilement effrayé ou dégoûté et j’aime l’imagerie du hentai. Je n’ai jamais regardé de hentai avec les mêmes intentions que celles que j’ai face à du porno, mais je trouve ça fascinant artistiquement parlant. Hors du contexte, j’adore. C’est souvent complètement dingue.
Le futanari, c’était une métaphore foirée. Il faut savoir qu’il est déjà arrivé que des gens s’énervent quand ils découvrent que je suis un mec alors que mon pseudo est Machine Girl, on a même refusé de monter sur scène avec moi à cause de ça. Ces héroïnes d’animes avec des bites énormes, c’est une référence à ça, au décalage entre mon nom de scène et mon genre. Et puis, un jour, quelqu’un m’a fait remarquer que c’était un peu inconsidéré vis-à-vis des personnes transgenres, alors j’ai arrêté d’utiliser ce genre d’images. Je ne veux blesser personne.
La question des genres te tient à coeur ? Tu t’exprimes beaucoup sur ce sujet sur Internet, comme sur les inégalités, les questions raciales, le sexisme, des problématiques très actuelles.
Depuis que j’ai pris conscience de ces problèmes grâce à Tumblr, j’ai envie d’agir contre eux. Dans les années à venir, j’ai l’intention d’être plus engagé, mais je dois rester sincère. En tant que mec blanc et hétérosexuel, je suis tout en haut de la chaîne alimentaire du sexe, du genre et de la race. Je ne peux pas écrire des morceaux à propos de la condition des Afro-Américains, par exemple, ce serait malhonnête. Je veux prêcher auprès d’autres mecs blancs hétérosexuels. Ce sont eux qui sont sur 4chan, à écrire des trucs affreux.
Revenons au porno. Est-ce qu’il a une influence dans ta musique ?
Le porno n’influence pas vraiment ma musique, parce qu’elle ne cherche pas à être sexy ou sensuelle. Je n’écris pas de morceaux qui parlent de niquer des meufs. Si je le faisais, ce que je fais aurait vite l’air ringard, ou stupide. Quoi que ça pourrait aussi être drôle. Par contre, j’aimerais faire un clip qui utilise l’esthétique du porno pour Ionic Funk, faire un genre de kaléidoscope d’images de cul dans lequel le spectateur tomberait. On va voir si ça arrive.
Qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
En ce moment, je suis un peu déconnecté… Je réécoute beaucoup de trucs que j’écoutais au lycée, quand j’étais dans le métal et le punk. Dillinger Escape Plan, Unsane. Je suis en train de retomber dans l’un de mes groupes préférés, Mister Bungle. J’écoute beaucoup Devo aussi, les Ramones… Black Flag. Big Black aussi, les projets de Steve Albini. Au boulot, j’écoute des BO de jeux vidéo et de films, pour saisir l’atmosphère. J’aimerais arriver à combiner les deux dans mes prochains morceaux. Ça s’annonce difficile.
Tu as prévu de sortir un deuxième album ?
Je crois. Je pense… Mon dernier EP, Gemini, est sorti il y a quelques mois seulement. Je ne sais pas quand elle arrivera, mais je veux que ma prochaine sortie fasse le même effet que WLFGRL. Ce sera sans doute un album. J’essaye de faire quelque chose de spécial, un truc qui fera tourner les têtes. Je pensais que personne n’écouterait WLFGRL, c’est dingue qu’il ait eu du succès. Je veux refaire ça, à plus grande échelle.
Pour finir, un mot à la France qui t’écoute ?
J’aimerais jouer en France. J’espère que je serai bientôt de retour à Paris avec un vrai concert, parce qu’ils sont assez dingues !
Photo de couverture : Walter Wlodarczyk
Illustrations : Machine Girl