Philip Hensher est né à Londres en 1965. Il a fait ses études à Oxford et à Cambridge. Après L’empire du mûrier (JC Lattès), La ville derrière le mur et Le Nom de la porte (Christian Bourgois), Vices privés est son quatrième roman publié en France.
Résumé
Hanmouth, Angleterre. Une petite ville de bord de mer à la vie douce où, selon la formule consacrée, « personne n’a rien à craindre, puisque personne n’a rien à cacher ». Le jour où la petite China disparaît mystérieusement, les journalistes envahissent la place et commencent à menacer la vie privée des habitants.
Mais celle-ci ne l’était-elle pas déjà ? En effet, comme partout, les parents espionnent les adolescents ; les voisins s’épient les uns les autres ; les amis, les commerçants, tout le monde est à l’affût. Entre médias, caméras de surveillance et smartphones, il semble aujourd’hui illusoire de vivre sans témoins, garder un secret est mission impossible. Et des secrets, à Hanmouth, tout le monde en a : adultère, sexualité débridée, drogue… des vices qui, privés, sont inoffensifs mais qui, mis en place publique, deviennent meurtriers. Alors que les recherches pour retrouver China s’intensifient, la paranoïa va s’accroître, jusqu’à un dénouement inattendu.
Extrait choisi
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De quelque façon qu’on la regarde, la ville bien connue de Hanmouth, sur l’estuaire de la Hain dans le nord du Devon, paraît se découper en strates. Parallèles au tracé des rails, ses quatre grandes artères se déploient entre la ligne de chemin de fer qui longe la côte et l’estuaire lui-même. D’autres voies moins imposantes - ruelles, passages couverts, raccourcis, placettes bordées d’hospices XIXe siècle aux façades blanches, culs-de-sac des années 1930, dotés de minuscules jardins - traversent perpendiculairement les quatre dignes avenues. La première de celle-ci relie sans encombre Ferry Road au nord et le Strandt au sud, serrant les quais de près, menant à trois célèbres pubs, à la plaque commémorative d’un procureur disparu de longue date, et, dans sa partie la plus onéreuse, assurant une vue imprenable sur l’estuaire et les collines au loin, couronnées d’une tour ducale, de cette sorte qu’on appelait autrefois folie. Dans cette avenue-là résident des présentateurs de télévision, de grands propriétaires fonciers, des gens qui ont gagné beaucoup d’argent dans l’informatique et les télécoms. La première maison de Hanmouth vendue 1 million de livres s’y trouvait, ce qui ne pouvait échapper aux gens du coin, qui n’y étaient pour rien. Mais sept années avaient passé, le chiffre avait perdu de son éclat, d’autres enchères ayant suivi. Suscitant des jalousies sur des kilomètres à la ronde, soit la moitié du comté, le Strandt au sud était flanqué de maisons hollandaises à pignons, roses, crème, ocre, où vivait, disait-on, « tout le monde », ce qui impliquait, bien sûr, que tout le monde n’y vivait pas.
Peu d’habitants occupaient Fore Street, la rue commerçante deuxième dans le rang. Parmi eux, l’ancien général de brigade et sa femme, dans une vaste demeure XVIIIe, longue façade de brique dénuée de profondeur, plus ouverte vers le jardin, comme si elle préférait tourner le dos aux magasins. Fore Street n’était pas en reste ; également en brique, quoique de l’entre-deux guerres, le foyer municipal allait célébrer l’an prochain son quatre-vingtième anniversaire, avec entre autres festivités une nouvelle mise en scène par les Hanmouth Players de La Chasse royale du soleil. Devant le foyer se dressait une statue de bronze d’un garçon en train de pêcher, accroupi un coude sur chaque genou, apparemment très absorbé. Commandée en 1977 pour le cinquantième anniversaire du foyer, coïncidant avec le jubilé d’argent de la reine, elle avait été dévoilée lors d’une grande fête municipale. Des tables à tréteaux sinuaient sur toute la longueur de Dore Street. On l’avait aussitôt unanimement rebaptisée le Menu-Crottant, comme le rappelait le petit guide de la ville de Hanmouth, imprimé à la main et vendu par le bouquiniste. Poursuivons sur l’avenue : en périphérie de la ville, l’ouverture du nouveau Tesco n’avait eu aucune répercussion sur les ventes de l’excellent boucher, ni sur celles du magasin de fruits et légumes, d’une qualité plus contestable. Pas d’impact non plus sur la boutique de souvenirs, sur les jeunes bijoutiers qui tentaient leur chance à côté, ni sur le Bazar oriental, tenu par deux sœurs à la retraite qui renouvelaient leur stock deux fois l’an dans les marchés du sud de l’Inde. Elles rapportaient des savons faits main, des boîtes à bijoux en argent terni, décorées et incrustées de brillants, qu’elles revendaient douze fois le prix d’achat.
A l’autre bout de Dore Street, où l’on apercevait la ligne de chemin de fer, les nombreux aspirants qui n’avaient pu s’éloigner davantage de Barnstaple occupaient de modestes maisons bien entretenues, construites pour des marguilliers du XVIIIe siècle, ou des commerçants s’avant-guerre. Elles donnaient essentiellement sur les fenêtres des voisins. Il y avait en ville une école très réputée, un marché à la française ouvert tous les quinze jours, douze magasins d’antiquités et un brocanteur, ainsi qu’un poissonnier aux arrivages presque journaliers. Egalement sept églises de différentes sortes. Dans l’une, par exemple, anglicane, on se mettait sur son trente et un et l’on tournait la tête vers l’est pendant le Credo ; tandis que dans une autre on se prosternait ostensiblement devant les manifestations de « l’esprit ». Celle-là célébrait ses offices dans un garage à motos aménagé, avec toit en tôle ondulée. Miranda Kenyon, un professeur de l’université habitant une maison à pignon du Strand, répétait souvent qu’elle se promettait un dimanche ou le suivant, d’assister à une messe dans la seconde - « chez cette bande de dingues ».
Qui souhaitait s’installer ici pensait à ce quartier favorisé, où l’on prononçait « Hanmuth » plutôt que Hanmouth. Les fenêtres incurvées des façades hollandaises, hautes et sereines, reflétaient le couchant et les collines d’en face. Leurs occupants buvaient le premier verre de la soirée dans cette douce lumière avec un œil attentif sur les échassiers parcourant les eaux luisantes de l’estuaire. Mais on pensait aussi aux édifices du XVIe siècle, chaulés, carrés, des rues avoisinantes - voire aux pavillons du début du XXe, plus éloignés, proches de la voie ferrée. Celle-ci ne servait qu’au petit train bruyant reliant la côte de Heycombe au reste de l’Angleterre, et qui, sympathique en définitve, ajoutait au style carte postale de la cité maritime. Bien tenus, les parterres fleuris de la gare annonçaient « HANMOUTH » en grandes lettres de buis. Il semblait toujours y avoir quelques veuves devant le passage à niveau, attendant patiemment, un panier d’osier, doublé de toile de vichy, au bras. A deux cent mètres de la gare, le portillon blanc et le sentier qui coupait la voie suggéraient qu’il s’agissait d’une des rares lignes secondaires de l’Angleterre ayant échappé, des décennies durant, à la suppression programmée. Tout cela était parfaitement charmant et innocent.
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Mon avis
Si vous me demandez qui est capable de mener de front une intrigue palpitante et une réflexion argumentée sur l’érosion de nos libertés, je vous répondrai tout de go : Philip Hensher !
Hensher est un conteur diabolique qui ne craint pas de mettre en scène de nombreux personnages attachants pour dresser le portrait au vitriol de notre époque - plusieurs romanciers qui l’ont tenté et que je ne nommerai pas s’y sont cassés le nez et le reste.
A l’heure où la technologie a envahi notre vie quotidienne, avons-nous encore une vie privée ? Certaines histoires récentes auraient tendance à prouver le contraire au plus naïf d’entre nous. Aujourd’hui, pour quoi que ce soit, n’importe quel quidam peut se retrouver sous les feux et les piques des médias, offert en pâture à un public dopé au voyeurisme.
La plume est incisive, l’humour so british et l’histoire tragicomique. Vices privés est sans conteste un livre exceptionnel. N’hésitez pas à vous le procurer ou à vous le faire offrir !
Vices privés, Philip Hensher, éditions Le Cherche Midi 22 €
Traduit de l’anglais par Jean-Luc Piningre
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