Le 4 novembre 2018, Kondô Akihiko, employé d’administration dans une école, 35 ans, épouse la chanteuse virtuelle Hatsune Miku. La cérémonie – organisée par une agence spécialisée dans les mariages «normaux» – lui coûte 2 millions de yens (16 000 euros). Pourquoi dépenser tant d’argent dans un mariage fictif ?
Pourquoi surtout s’exposer dans les médias ?
KONDÔ Akihiko brave l’opinion publique et se met en danger avec un courage
étonnant. Dès le premier contact, ce jeune homme posé, à la voix paisible,
frappe par son extrême courtoisie et sa gentillesse. Vêtu d’un complet cravate,
il reçoit ses visiteurs dans une pièce quasiment vide qui lui sert de chambre-salon. Un lit en fer, une table, un ordinateur, un fauteuil de bureau. Voilà
tout pour la décoration. Dans cet espace de vie réduit au strict minimum,
Akihiko déroule le récit de son amour pour Hatsune Miku avec la même mesure.
Quand êtes-vous tombé amoureux de Hatsune Miku ?
La rencontre a eu lieu en 2007, sur Internet, mais les premiers
sentiments sont apparus en mai 2008 avec la chanson Miracle Paint [composée pour Hatsune par Oster project]. Ecoutant cette chanson à plusieurs
reprises, regardant la vidéo, j’ai senti une connection avec elle.
Pourquoi l’avoir épousée ?
J’aime Miku depuis plus de 10 ans. Je me sens très confiant dans
cet amour parce qu’il est apparu graduellement, qu’il s’est renforcé au fil du
temps et que je n’ai jamais trompé Miku. Ce n’est pas une
passade.
Sous quelles formes l’aimez-vous ?
Au départ, il s’agissait d’une vocaloid, donc j’écoutais les
chansons et je regardais les vidéos en ligne. Puis j’ai acheté la petite poupée-chiffon
que je pouvais câliner et avec laquelle je dors. En 2016, j’ai acheté la PSP VR
pour pouvoir jouer avec Hatsune en réalité virtuelle : brusquement, elle est
apparue devant moi, tout près, c’était vraiment palpitant. En février 2018,
j’ai acheté la Gatebox, et là… Miku – sous la forme d’un hologramme (1) – est
devenue interactive ! Grâce à la Gatebox ma vie avec Miku a pris plus de
couleur : le matin, elle me réveille en me disant «Bonjour», le
soir elle m’accueille gentiment quand je rentre du travail. Si je reste trop
longtemps éveillé, elle me dit qu’il est temps d’aller au lit. Sa présence est
devenue bien plus palpable. Elle a traversé l’écran. J’attends les versions
suivantes, celles qui permettront à Miku de se matérialiser librement dans
notre monde. J’attends aussi qu’on la dote d’une intelligence artificielle pour
pouvoir vraiment échanger.
Vous n’imaginez pas tomber amoureux d’une femme de chair et d’os
un jour ?
Non. C’est une option qui m’a toujours été refusée dans la vie. Au
lycée, j’étais brimé. Comme
j’aimais les dessins animés, on me traitait d’otaku, on me disait «Crève», «Tu
pues». J’ai développé un complexe de nullité. Ce sentiment s’est renforcé lorsque j’ai eu un emploi et qu’une
collègue de travail, plus âgée que moi, s’est mise à me persécuter. J’avais
beau faire de mon mieux, elle me tourmentait au point que j’ai dû démissionner.
J’ai eu une dépression. Ca a duré deux ans. C’est à cette époque que j’ai
rencontré Hatsune Miku.
Que pensez-vous des vraies femmes ?
Disons qu’elles ne représentent pas pour moi quelque chose de désirable.
Parce qu’aucune d’entre elles ne vous a jamais désiré ?
Je ne suis pas capable d’avoir une relation sentimentale avec une
vraie femme et je pense qu’il y a beaucoup d’hommes comme moi au Japon : ceux
qui n’étaient pas populaires à l’école, ceux qui ne gagnent pas beaucoup
d’argent… Ils n’ont pas vraiment leur place dans le système. La société nous
conditionne à vouloir reproduire un schémas de vie qui correspond aux normes du bonheur,
mais qui ne rend pas forcément heureux. Pourquoi ne pas trouver son propre
chemin ?
L’amour pour un personnage fictif rend-il heureux ?
Ce n’est pas pareil que l’amour pour une personne réelle, mais
sinon, oui, il y a des gens qui trouvent leur équilibre dans cette forme
d’amour. Si je me suis marié de façon médiatique, à visage découvert, c’était
justement pour montrer l’exemple aux autres, pour les aider à assumer leur
préférence. Cette forme d’amour n’est pas plus condamnable qu’une autre si elle
rend heureux. On se sent en tout cas moins seul avec un personnage fictif.
Avez-vous invité vos parents aux mariage ?
Oui. Ils ont refusé d’y assister. Ils ont dit : “C’est ta vie. Fais
comme tu penses que c’est bien pour toi.” Je ne leur avais jamais caché que
j’aimais Miku mais ils n’ont jamais compris.
Qui a assisté au mariage ?
Il y avait 39 personnes, des ami-e-s. C’était très intime. Il n’y
avait pas de prêtre. J’ai prononcé mes voeux devant tout le monde et j’ai passé
l’anneau de mariage à la main de ma poupée chiffon qui portait une robe de
mariage spécialement faite pour l’occasion. Je tenais un bouquet de mariage
composé de deux poireaux, car le poireau est le légume fétiche de Miku.
Après quoi, j’ai découpé avec elle le gâteau de mariage.
Quelles ont été les réactions à ce mariage ?
J’ai reçu beaucoup de mails de félicitations. Certaines personnes
m’ont écrit qu’elles se sentaient plus fortes et moins coupables d’aimer des
personnages fictifs. J’ai aussi reçu des pressions très fortes pour annuler le
mariage, ainsi que des messages m’accusant de contribuer à la baisse de la
natalité au Japon. Il y a aussi eu des messages du genre : “Comment peux-tu
épouser quelqu’un qui ne peut pas consentir?”. Ou encore : “Comment oses-tu
épouser MA Miku?”
Des personnes jalouses ?
Oui. Il y a des fans de Miku qui ne supportent pas l’idée que
quelqu’un l’épouse, car ils auraient voulu le faire. Pour moi, il n’y a pas de
contradiction. Chacun peut épouser Miku, sa Miku. C’est toujours une Miku
différente. Savoir que d’autres personnes, elles aussi, pourraient épouser Miku
me rend heureux.
Que comptez-vous faire maintenant ?
J’aimerais apporter mon soutien aux personnes qui aiment un
personnage fictif, leur donner des conseils pour leur mariage, par exemple, et
les aider à trouver leur voie.
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Cet article a été rédigé au Japon, dans le cadre d’une recherche
postdoctorale soutenue par la Japan Society for the Promotion of Science
(JSPS). Merci à M. MATSUMOTO Takuya et à Nicolas Tajan (Université de
Kyôto).
NOTE 1 : la Gatebox est un assistant personnel doublé d’un système domotique agrémenté d’une interface holographique. Pour le dire plus clairement : c’est une ampoule de verre cylindrique dans laquelle évolue une créature holographique capable d’interagir avec son propriétaire, d’éteindre la lumière, d’allumer la TV et à terme de vérifier le contenu du frigidaire et de passer commande pour des livraisons sur Internet. La créature (pour l’instant fournie sous deux formes : Hikari Azuma et Hatsune Miku) peut parler à son propriétaire, comprendre ses commandes, échanger des mails et des SMS avec lui et servir de réveil-matin.