Les femmes tolèrent de moins en moins les avances non-désirées, les sifflets dans la rue et les mains au panier. Pourquoi assimilent-elles ce qu'on appelle (abusivement) la "drague lourde" à de la violence ?
Depuis le 25 novembre
2019, la ville de Lausanne en Suisse affirme être «pionnière dans la lutte
contre le harcèlement de rue» : toute personne
victime ou témoin d’un «attouchement», d’une «remarque sexiste» ou d’un «sifflement» peut en
effet signaler les faits aux autorités via une app censée encourager les gens à
réagir. Le problème avec le harcèlement de rue c’est en effet son côté furtif :
à peine le temps de se retourner que le mufle a filé. S’il ne file pas, il nie : «Reste polie,
t’as mis une jupe tu cherches. Mais rêve pas hein, moi j’baise pas les salopes».
Faut-il pour autant laisser faire ? En 2016, une étude révélait que 72% des
femmes de 16 à 25 ans avaient été au moins une fois les cibles de remarques à
caractère sexuel dans les rues de Lausanne (1). La plateforme mobile qui vient d’être mise en place devrait aider la police
à repérer les harceleurs et renforcer les patrouilles dans les rues à
problèmes.
«T’es
charmante, tu veux une glace à la menthe ?»
Mais l’app
vise également à dissuader les fauteurs de trouble qui, bien souvent, profitent
du sentiment d’impuissance de leurs victimes : elles partent sans demander leur
reste, honteuses et effrayées, s’enfuient la rage au coeur ou préfèrent ignorer
l’importun. A quoi bon. «L’objectif, c’est de donner un outil pour ne
pas baisser les yeux», explique dit la députée Léonore Porchet, à
l’initiative du projet. Pour encourager
les gens à signaler les cas de harcèlement, la ville de Lausanne lance en
parallèle une campagne de sensibilisation originale : une vidéo humoristique
annonce l’ouverture d’un Musée du Harcèlement de rue. Dans ce musée, un groupe
de visiteurs suit une visite guidée au cours de laquelle plusieurs cas sont
présentés comme les formes barbares d’un passé révolu. Au XXIe siècle, il y
avait donc des hommes qui harcelaient les passantes ?
La violence
symbolique est-elle une «vraie» violence ?
Il s’agit de
montrer que ces actes relèvent de l’obscurantisme, puisqu’ils présupposent la disponibilité sexuelle des femmes (dès lors
qu’elles sont non accompagnées). A terme, les
autorités entendent mettre en place des mesures concrètes de repression, mais
hésitent : faut-il envisager la judiciarisation ? Cela suppose d’assimiler les
incivilités à une forme de violence. Sur ce point, les avis restent partagés.
En 2016, lorsque Léonore Porchet dépose son projet, certains de ses collègues
parlent de «misérabilisme féministe». Il leur paraît inadéquat d’encourager
l’idée que le harcèlement de rue soit comparable à des coups et blessures, puisque
ses effets restent invisibles et qu’ils relèvent du subjectif. S’il faut en
croire les sociologues, ces violences psychologiques sont pourtant bien réelles
parce qu’elles «portent une menace qui
pèse, au-delà du moment où elles se produisent, et conditionnent le sentiment
de bien-être et de sécurité».
Harcèlement
de rue et sentiment d’insécurité
Parmi les
recherches menées sur le sujet, celle de la sociologue Marylène Lieber fait
partie des plus éclairantes. Entre 2002 et 2003, dans le cadre d’une thèse sur
l’appropriation de l’espace public, Marylène Lieber interroge une trentaine de
femmes qui, toutes (y compris les plus coriaces), avouent qu’elles évitent
certaines rues, à certaines heures. «Si, pour beaucoup de personnes, les
commentaires plus ou moins agressifs que les femmes sont amenées à entendre
lorsqu’elles sont dans la rue ne sauraient constituer des violences à part
entière, il ne faut pas, néanmoins, les considérer comme banals ou sans effet.
Il s’agit au minimum de violences symboliques dont les conséquences sont
importantes», argumente la sociologue (dans un article intitulé «Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public«). Lorsqu’elles émanent de certains hommes (qualifions-les de “malveillants”), les avances même les plus anodines agissent en effet comme des rappels à
l’ordre, en indiquant aux femmes qu’elles transgressent les normes en se
promenant seules en ville. Ce sentiment d’insécurité entrave leur autonomie de
mouvement.
Ca commence sur “T’as de beaux
yeux”…
Insultes
répétées, compliments hostiles, remarques humiliantes : est-ce moins grave que des agressions
physiques ? Pas sûr, répond Marylène Lieber : paradoxalement, elles génèrent
des peurs plus intenses et durables, liées au poids d’une menace latente. Il est d’ailleurs absurde de les désigner comme de la «drague lourde», car il s’agit du contraire de la drague. Ce sont des brimades. Elles ne relèvent pas du jeu, ni du flirt. Elles relèvent de la haine. «Certains
actes ne sont pas considérés a priori comme violents, mais rappellent
aux femmes qu’elles courent un “risque”. Qu’il soit avéré ou non, elles ne le
vivent pas forcément bien. “Ben des fois ça commence sur “T’as de beaux
yeux”. Mais moi déjà à ce stade-là je suis... terrorisée” […]. La raison
principale pour laquelle ces personnes ont peur est qu’elles ne savent pas où
cela peut mener, elles anticipent le risque de dérapage, comme cette jeune
femme de 24 ans : “5-6 fois, des mecs qui s’arrêtent en bagnole, “Bonjour
Mademoiselle” tu vois gentiment, tu te dis “Ah ben il veut un
renseignement” et le mec dit “Vous voulez pas gagner de l’argent
facilement ?”… Ca fait paniquer. Tu te dis : “Est-ce que tout à l’heure
pépère va me suivre dans la petite rue?”»
Libre aux
femmes de… se faire harceler
En France, «l’Enquête Nationale sur
les Violences Envers les Femmes (Enveff) indique que près d’une femme sur
cinq a subi au moins un type de violences à l’extérieur de son domicile en 1999. Or, la seule recommandation que la Direction centrale de la sécurité
publique a cru bon d’adresser aux femmes est d’observer la plus grande prudence
lorsqu’elles se promènent dans la rue. Dans une fiche intitulée “Conseils
de sécurité aux femmes”, elle les incite à prendre “des précautions
élémentaires”, telles que marcher “toujours d’un pas énergique et assuré
[…] si [elles sont] isolées” et ne pas donner “l’impression d’avoir
peur”.» Sous-entendu : «une femme seule ne devrait pas flâner sur la voie
publique ou s’afficher trop ostensiblement, car elle prendrait le risque d’être
agressée.» Pour les autorités, jusque récemment, c’est aux femmes de faire
attention. Pour la sociologue, il serait temps d’en finir avec ce discours de
mise en garde qui contribue à entretenir le sentiment de peur permanent. Mais il serait peut-être temps aussi d’en finir avec le non-dit : à quand une recherche sur ces hommes ?
Qui sont les harceleurs ?
Quels sont leurs points communs ? Leurs mobiles ? Cette recherche permettrait d’identifier les causes du problème. Elle permettrait surtout d’éviter les amalgames. Actuellement –faute de savoir pourquoi certaines personnes (lesquelles) s’adonnent au harcèlement– la société civile se déchire. Certain-es réclament la «liberté d’importuner», craignant que le tout-répressif ne favorise la montée du puritanisme. D’autres voudraient au contraire que l’état intervienne de façon plus musclée et pénalise les actes jugés répréhensibles… Mais lesquels ? Ce n’est pas en créant des lois pour interdir le «sifflement» qu’on résoudra le problème.
Et pourquoi pas interdire les regards aussi ?
La suite de cette reflexion, au prochain article (Eye rape : le viol par le regard).
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A LIRE :
« Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public : une entrave à la citoyenneté ? », de Marylène Lieber, Nouvelles Questions Féministes,
2002.
CONCERNANT LA «LIBERTE D’IMPORTUNER» : une excellente analyse de Marcella Iacub.
Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, de Marylène Lieber, Presses
de Sciences Po, « Académique », 2008.
« Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », de Stéphanie Condon, Marylène Lieber et Florence Maillochon, Revue française de sociologie,
2005.
NOTE 1 : En France, celon une étude réalisée par le Haut Conseil à l’égalité entre les
femmes et les hommes, 100% des femmes ont été harcelées au moins une
fois dans les transports en commun et 76% des françaises ont été suivies
au moins une fois dans la rue.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER : «Pourquoi les femmes ont-elles peur dans la rue ?» ; «Harcèlement de rue : violence ?» ; «Eye rape : le viol par le regard»
POUR EN SAVOIR PLUS : ;
«Une appli pour lutter contre les agressions sexuelles»; «Peut-on encore draguer au travail ?»
A CONSULTER : Les témoignages sur le site «Paye ta shnek» et sur «Stop, harcèlement de rue»
ILLUSTRATION : publicité pour l’app «Stop Harcèlement de rue - Hé !»