Farouchement libre et avant-gardiste, Cosey Fanni Tutti, raconte sa vie sans tabou dans Art, Sexe, Musique, son autobiographie tout juste traduite aux éditions Audimat. Au fil des pages, elle livre le récit d’une vie passée sous le mantra « ma vie est mon art, mon art est ma vie ».
On découvre l’esprit transgressif des actions expérimentales de son collectif d’art COUM, l’histoire houleuse de Throbbing Gristle (TG), influent pionnier de la musique industrielle, les squats artistiques anglais des années 70, son histoire compliquée avec le chanteur de TG et son histoire d’amour avec son partenaire de scène et de vie Chris Carter.
On découvre aussi son expérience dans l’industrie du sexe, un monde obscur et illégal qui fascine la jeune artiste et influence le reste de son art et de sa vie. Pendant plusieurs années, au milieu des années 70, ces années « hors normes », se rappelle aujourd’hui l’artiste, Cosey Fanni Tutti a été mannequin érotique, stripteaseuse et a tourné quelques films porno. Un matériel plutôt scandaleux pour l’époque, qu’elle amène jusque dans les galeries d’art les plus institutionnelles. Une plongée fascinante dans la vie de cette artiste « ancrée dans la réalité » qui bouscule les conventions. Rencontre.
Quel a été votre rôle, votre place, dans l’industrie du porno de l’époque lorsque vous y travailliez ?
J’étais juste modèle. J’étais comme toutes les femmes qui évoluaient dans ce métier. Je ne voulais pas qu’on sache que j’étais artiste. Je voulais que les gens me voient comme n’importe quelle autre personne avec qui ils travaillaient. C’était important pour moi de faire l’expérience de cette industrie comme elle était vraiment. Je ne voulais pas la voir à travers un œil d’artiste, avec une représentation carnavalesque. Je voulais la vraie expérience.
Alpha
Vous présentez pourtant ce travail comme de la recherche pour votre art…
C’était le cas, mais l’art était ma vie. Tout ce que je faisais dans ma vie était de l’art.
Avant d’entrer vous-même dans l’industrie, vous utilisez des images de magazines porno dans vos collages. D’où vous vient cette fascination pour le porno ?
Pour écrire mon livre, j’ai repensé aux expériences de mon enfance. Elles expliquent en partie pourquoi j’étais si active sexuellement. J’ai les gènes de mon père, qui était sexuellement très actif. J’ai aussi entendu mes parents faire l’amour et ils avaient l’air de s’éclater ! Depuis le plus jeune âge, je suis intéressée par les expériences physiques. À la minute où l’on te dit ce que tu as le droit de faire ou non, tu veux faire ce qu’on t’interdit. Pour les femmes de mon époque, il ne fallait pas coucher avant le mariage. Je me disais : « eh bien, ça va être long »… qu’est-ce qui était si spécial avec le sexe ? À l’âge de 10 ans, je m’intéressais déjà sexuellement aux garçons et ça me plaisait beaucoup.
Vous parlez de sexe, mais le sexe et le porno sont différents… Dans votre livre, vous racontez d’ailleurs avoir une approche « clinique » aux tournages. « C’était ma technique pour tenir le coup », dites-vous. Cela ne semble pas être un plaisir…
Le sexe quand tu travailles et quand tu es avec ton amant sont deux choses très différentes. Avec ton amant, tu lâches prise. Je ne pouvais pas me permettre de lâcher prise, c’était trop dangereux psychologiquement et physiquement. Et puis tu es là pour faire un travail, tu te concentres sur l’angle de la caméra, ce que les gens attendent de toi à chaque instant.
These beauties just arrived! French edition of @artsexmusic. Thank you so much @EditionsAudimat and Fanny Quement x x pic.twitter.com/QukD8tn9mR
— Cosey Fanni Tutti (@coseyfannitutti) April 21, 2021
Vous racontez que la plupart des films porno de l’époque étaient écrits par des hommes, souvent sous pseudo féminin. Vous racontez aussi un environnement où les hommes de la profession cherchent à obtenir des faveurs et où il y a beaucoup de harcèlement. Quel regard portez-vous sur cet aspect de la profession ?
Je l’ai accepté pour ce que c’était parce que c’est comme ça que je voulais aborder ce métier. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit facile, pas du tout. Les gens voient le glamour des shootings pour des magazines comme Playboy, où les femmes sont magnifiques. À l’époque, les magazines ne retouchaient pas leurs photos. Tu devais avoir l’air parfaite de haut en bas. Ils regardaient tout : tes cicatrices, tes boutons, tes marques de naissance. Tout tournait autour du corps.
Ça a changé beaucoup de choses pour moi. J’ai pris conscience de mon corps et j’ai transformé la manière dont je l’utilisais dans mon art. Je savais à quoi il ressemblait, ce que je ressentais pendant l’action. De bien des manières, ça a été une expérience merveilleuse.
Confessions
C’était votre art mais aussi une source de revenus. Vous étiez donc une travailleuse du sexe. Est-ce une appellation que vous assumez ?
Le terme de travailleur·se du sexe n’existait pas à l’époque. Tu étais soit une prostituée, soit une strip-teaseuse et les gens pensaient des strip-teaseuses qu’elles étaient forcément prostituées. Quand tu travaillais dans l’industrie du sexe, les gens estimaient que tu étais au plus bas et que tu ferais n’importe quoi pour de l’argent. Ce n’est pas vrai : c’est dans cette industrie que j’ai rencontré certaines des plus belles personnes.
Je ne vivais pas du travail du sexe. Je travaillais la journée dans une usine de vêtements, je faisais du travail d’animation, c’était cela mes travaux alimentaires. Le travail du sexe a bien marché au début parce que j’étais un nouveau visage, un nouveau corps, et donc j’ai eu beaucoup de propositions. Ça s’est tari assez rapidement et aller aux castings coûtait de l’argent. Il n’y avait pas beaucoup de magazines, encore moins de maisons d’édition mais pas beaucoup de travailleuses du sexe non plus. [Les magazines] faisaient rapidement le tour des filles – ensuite, ils essayaient de nous mettre des perruques.
Vous vous dites plus proche du Gay Liberation Front que des féministes radicales qui voyaient les TDS comme leurs ennemies. « Je refusais que mes actions soient soumises à des règles qui généraient un sentiment de honte », écrivez-vous. Comment cela vous affectait-il ?
Ma manière de vivre ma vie ne faisait de mal à personne, je n’avais donc pas à avoir de sentiment de honte. [Les féministes radicales] portaient des jugements depuis une position de sécurité, depuis une certaine classe sociale. Elles ne pouvaient pas parler pour les femmes qui n’avaient pas le choix d’être des travailleuses du sexe et les critiquer alors qu’elles-mêmes avaient un train de vie confortable et aucun souci d’argent. C’est pour ça que cela me faisait réagir. Je connaissais des femmes qui étaient travailleuses du sexe parce qu’elles le voulaient, parce qu’elles aimaient ça, c’était leur choix – pour d’autres, c’était leur seule option.
Les féministes de l’époque ne parlaient pas en mon nom ou en celui des femmes que je connaissais. Pas seulement les travailleuses du sexe mais les autres femmes, les épouses, les mères.
Exposure Vol. 2
L’histoire de votre groupe est compliquée, avec un·e partenaire de scène qui fut partenaire colérique et manipulateur·trice à la ville, Genesis P-Orridge, dont vous parlez énormément dans le livre. Avec COUM, vous faites des représentations à tendance SM et vous dites quelque chose de très important : avec l’intégration du sexe dans vos performances, vous êtes placée pour la première fois en position dominante. Est-ce simplement une mise en scène ou cette exploration de la pornographie, et peut-être par là de vos limites, de la sexualité et du corps, qui vous a permis de vous placer en position dominante dans une société patriarcale ?
Au moment de faire ces performances, j’avais beaucoup grandi. J’ai toujours été une personne dominante, même petite. Mais comme j’étais la seule femme de ce collectif d’art, j’ai été mise dans une position d’arrière-plan. À l’époque, les femmes n’étaient pas vues comme des meneuses – nous étions toujours les muses, secondaires. Mais pour moi, je me menais moi-même. Je n’aurais jamais fait quelque chose que je ne désirais pas faire.
J’avais co-écrit le script de pornographie SM. À cette époque, j’étais en colère de cette situation [avec Genesis P-Orrigdge], alors quand je devais fouetter, je ne me retenais vraiment pas.
Just arrived! Now that’s a big magazine. Thank you @InterviewMag pic.twitter.com/QU38s8XutJ
— Cosey Fanni Tutti (@coseyfannitutti) March 14, 2019
Et puis vous avez arrêté la pornographie par amour…
Je n’aurais rien fait qui pouvait blesser quelqu’un et la pornographie faisait du mal à Chris [Carter, son compagnon]. Je ne pouvais pas justifier coucher avec quelqu’un d’autre alors que j’étais tombée amoureuse.
L’une de vos expositions les plus iconiques est l’exposition Prostitution qui, en 1976 à l’ICA, montrait votre travail dans les magazines porno. Cela a été un véritable scandale. Dans les tabloïds, ce qui vous vaudra de vous éloigner définitivement de vos parents, et jusqu’au parlement où l’on débat de votre art. Comment réagit-on face à cette « opprobre » ?
J’observais ça de loin, sans vraiment m’impliquer. C’était une situation ridicule mais je n’avais aucun contrôle dessus.
Encore une fois, la femme est celle qui souffre le plus. J’ai perdu ma relation avec mes parents alors que les parents des autres n’avaient pas de problèmes avec eux, et me voyaient probablement comme une sorte de prostituée. Ils ne pensaient pas à moi en tant que femme, à pourquoi j’avais fait ça, ça ne les intéressaient pas. J’ai été jugée et condamnée par tout le monde y compris par mon partenaire, [Genesis P-Orrigdge], qui faisait pourtant partie de l’exposition.
Hayward Gallery, 1979
Aujourd’hui vous êtes une artiste reconnue et respectée, votre art est accueilli par de grandes institutions et la Tate a même acheté certaines de vos œuvres. Pensez-vous que les mentalités ont évolué ?
Les gens comprennent désormais cette approche à mon travail. On envisage mieux la créativité des femmes, le pourquoi elles font ce qu’elles font. Le fait que les femmes aient été mises de côté, l’intolérance, provoque de la colère.
[À l’époque], beaucoup de femmes avaient du mal à obtenir des expositions. Je ne m’intéressais pas aux expositions. Je vivais simplement ma vie et c’était la plus intéressante des vies. Pourquoi devrais-je me contenter de moins alors que ça peut être si bon ?
Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique, Edition Audimat