Dans la rue, ce sont les hommes qui se font le plus souvent agresser. Pourtant, ce sont les femmes qui sentent le plus exposées aux agressions dans les espaces publics. Elles ont peur. Mais de quoi ?
Il peut sembler absurde
que les femmes aient plus peur que les hommes de sortir en ville, puisqu’elles
se font bien moins souvent agresser (physiquement) que les hommes. Leur peur est-elle
irrationnelle ? Stupide ? Est-il dans la nature des femmes d’être craintives ?
Rien de tout cela, bien sûr. Toute paradoxale qu’elle soit (en apparence),
cette peur a une raison d’être. Elle est collectivement construite comme une
caractéristique féminine. En d’autre termes : une femme, une vraie, doit avoir
peur, afin que sa façon d’investir l’espace public se distingue de celle de
l’homme. Ayant peur, la femme doit élaborer des stratégies d’évitement. Mettre
un casque sur la tête. Faire mine de téléphoner sur son portable. Baisser les
yeux, éviter les tenues sexy. Parfois même, la femme doit s’auto-exclure de
certains espaces. Pas cette rue. Pas ce quartier. Pas à cette heure. Gare aux
contrevenantes, qui se font rappeler à l’ordre : «Donne ton cul», «Tu
baises?», «T’es bonne». On les intimide. Il faut qu’elles aient peur. Les
parents sont les premiers à entretenir
chez leurs filles le sentiment que leur
présence est «illégitime» au-delà de certains horaires et dans certains
endroits. Franchir ces limites spatiales, c’est s’exposer au risque de
violences.
La division socio-sexuée
de l’espace
La construction sociale
de la peur s’appuie sur ce que les sociologues appellent «la division
socio-sexuée de l’espace». Il convient que les femmes se sentent tout juste
autorisées à fréquenter certains lieux, afin que l’ordre règne dans un monde
historiquement constitué, dans l’Occident bourgeois (et dans bien d’autres
cultures, et de façon parfois bien plus impitoyable), autour de la distinction homme-femme. L’homme à la ville, la femme à
la maison. C’est de cette répartition des tâches et des espaces que certains contes diffusent
le modèle, dès le plus jeune âge. Tout le monde connaît, par exemple, Le
petit Chaperon rouge. C’est l’histoire d’une jeune fille qui doit traverser
seule la forêt. Forcément, elle rencontre le loup. Dans un article virtuose,
intitulé «Intimité et loup» (publié dans le recueil Intimités en danger), l’écrivaine et blogueuse
Titiou Lecoq résume ainsi la morale du conte : «dehors = danger. Pour les
jeunes filles de l’époque de Perrault (sa version du conte est publiée en
1697), cela renvoyait à une vieille recommandation.» On ne sort pas
impunément de chez soi quand on est une demoiselle.
Dès le Moyen Age, la
femme est «domestiquée»
«Au Moyen Âge, le
rapport des femmes à l’espace public était déjà de l’ordre de la restriction»,
rappelle Titiou Lecoq : certaines figures bibliques servaient d’exemples
édifiants à l’époque. Elle mentionne celui de Dina, la fille de Jacob et Léa. «Un
jour, Dina sort de chez elle pour aller observer le monde. Ce qu’elle ne
comprend pas, c’est qu’en sortant pour voir, c’est elle qui est regardée. Le
fils d’un roi l’aperçoit et en tombe fou amoureux. Il l’enlève. Les frères de
Dina prennent alors les armes, saccagent le pays et tuent tous les hommes. Un
massacre provoqué par la curiosité inconsidérée de Dina. L’historienne Carla
Casagrande développe longuement la signification concrète de l’histoire de Dina
pour les femmes de l’époque dans l'Histoire des femmes en Occident. Le Moyen Âge (1). “Presque systématiquement présente dans les sermons et les
traités adressés aux femmes, Dina se tenait là pour leur rappeler, à elles
toutes, combien il est dangereux de sortir des maisons et des monastères.” »
La contenance requise
pour sortir en ville
Parmi ces traités
adressés aux femmes, celui qui s’intitule Le Mesnagier de Paris (écrit
fin 1393), dispense les conseils suivants : «Lorsque vous vous rendez en
ville […] en cheminant, maintenez la tête droite, les paupières franchement
baissées et immobiles, et le regard droit devant vous à une distance de quatre
toises, fixant le sol ; évitez de regarder autour ou d’arrêter vos yeux sur un
homme ou une femme à droite ou à gauche, de lever la tête ou de laisser votre
regard errer sans but.» Ainsi qu’on le voit, dès la fin du XIVe siècle, les femmes
sont tenues de «traverser» la ville. Marcher au hasard ou se promener sans but
sont des actes d’hommes. Les femmes, elles, doivent avancer à la façon de tanks
(blindés, aveugles et rectilignes), comme si la rue était minée. Il s’agit
moins de les protéger que de construire en elles la peur d’être «mal» vues.
Titiou Lecoq explique : «Sortir de la
maison c’était voir et être vue et, pour une jeune fille, cela revenait à être
un objet de désir donc de prédation. Elle ne pouvait pas être un individu
neutre, libre dans l’espace public.»
L’affaire de la «joggeuse» assassinée
Il peut paraître étonnant
qu’en dépit de leur émancipation les femmes soient toujours tenues de craindre
les espaces publics comme des lieux d’insécurité. Comment comprendre la
persistance de ces peurs ? Pour Titiou Lecoq, il faut y voir le résultat d’un
matraquage idéologique. Partout, dit-elle, les femmes s’entendent dire que leur
«milieu naturel, c’est la maison». Elle en veut pour preuve le
traitement récurrent de certains faits divers : l’affaire Daval, par exemple. «Une
jeune femme, Alexia Daval, disparaît. Son mari, Jonathann, assure qu’elle est
partie faire un jogging le 27 octobre 2017 et qu’elle n’est jamais rentrée. […]
Le corps calciné de la jeune femme est retrouvé le 30 octobre, dissimulé sous
des branchages dans une forêt. Aussitôt, l’écrasante majorité de la presse
embraye sur ce qu’on appelle alors un “meurtre de joggeuse”. Paris Match
se demande s’il est bien raisonnable que les femmes continuent à faire du
jogging. Des sites font la liste des bons conseils à l’usage des inconscientes
qui voudraient persévérer dans l’activité ô combien dangereuse du jogging
(prendre une lacrimo pour aller courir, avoir un sifflet pour appeler à
l’aide).»
Il est plus dangereux d’être chez soi que dehors
Alexia Daval est le petit
chaperon rouge. «Elle a donc forcément été victime d’un grand méchant loup
croisé dans la forêt», ironise Titiou Lecoq qui dénonce la logique délétère
des médias. Non seulement ils accréditent l’idée que les femmes sont en danger
dehors, mais l’idée –bien plus dangereuse– que c’est aux femmes d’éviter les
ennuis. «Prenons deux faits : 1°) Au cours des dix dernières années, sept
femmes ont été tuées alors qu’elles étaient parties faire du jogging. 2°) Par
an, en moyenne, 125 femmes sont tuées par leur compagnon ou ex-compagnon.»
Bien que les meurtres soient le plus souvent commis par un proche, c’est la
thèse du méchant loup que la presse a retenue. Or il s’avère que c’est son mari
qui a tué Alexia Daval. Il avoue le 17 juin 2019. «Notons qu’à la suite de
ces aveux, Paris Match n’a pas fait d’article pour mettre en garde les
jeunes femmes contre le mariage», se moque la blogueuse. Pas un JT n’a
parlé des homicides conjugaux, pour corriger le tir. De l’affaire Daval, les
Françaises n’ont donc retenu que la peur d’aller courir en forêt. Le message
reste «dehors=danger». Chaque femme chez elle et les moutons seront bien gardés.
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A LIRE : « Intimité et loup », de Titiou Lecoq, dans Intimités en danger, dirigé par Muriel Flis-Trèves et René Frydman. PUF, Hors-Collection, 2019.
NOTE 1 : Carla Casagrande, La femme gardée, in Georges Duby, Michèle Perrot, Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991, Volume 2.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER : «Pourquoi les femmes ont-elles peur dans la rue ?» ; «Harcèlement de rue : violence ?» ; «Eye rape : le viol par le regard»
ILLUSTRATION : affiche de la campagne de lutte contre le harcèlement dans le transport lancée en mars 2018 par la région Ile de France.