Dans les années 1930, un amateur de lingerie féminine dessine en secret des images honteuses dont il fait peu à peu la matière d’un roman plein de sévices et de frissons. Sauvée de l’oubli, près d’un siècle plus tard, son oeuvre intime est enfin dévoilée.
Compiègne.
Sous-préfecture de l’Oise. Une ville de droite au début du siècle dernier,
dirigée pendant près de trente ans (1904-1935) par un ex-lieutenant de
cavalerie puis par le banquier James-Henri de Rothschild, amateur de chasse à
courre. La forêt de Compiègne est un cadre idéal pour cette occupation de
privilégiés. Mais que cachent les dessous de cette ville pour nantis ? Des
histoires de soubrette mâle. Culotte de soie bordée de dentelles, perruque
blonde, fouet, bottines lacées… C’est à Compiègne que Nicole Canet découvre ce trésor surprenant :
un collectionneur lui cède 65 dessins, rehaussés de gouache, qui représentent,
par étapes successives, l’irréversible transformation d’un jeune homme
bien sous tout rapport en soubrette martyrisée.
Education pas très
sentimentale
«L’auteur des dessins
serait-il l’un de ces rejetons de la haute bourgeoisie compiégnoise, boudant le
polo […] pour des jeux plus troubles ?» Impossible de savoir. Les dessins
datent des années folles et leur style, d’abord hésitant, se fait de plus en
plus raffiné, précis, au fur et à mesure que le héros (l’héroïne) subit
cravache, bâillon, clystère et pénétrations forcées. Le texte reste inachevé.
Il raconte la malheureuse «prise en main» d’un garçon, transformé en jouet sexuel,
contraint de porter des tenues de filles et empalé sur des piloris. Sa tante, une
maîtresse-femme, lui fait subir ses pires caprices. «Une éducation loin
d’être sentimentale», ainsi que le formule malicieusement Nicole Canet.
Travestissement forcé dans
l’entre-deux-guerres
Féminisé Forced cross-dressing : c’est le titre du livre (édition limitée à
500 exemplaires) qui reproduit ce manuscrit inédit. Les dessins
originaux sont présentés, jusqu’au 25 janvier 2020, au Bonheur du Jour,
une galerie parisienne qui cible habituellement les amateurs de statues
grecques. L’exposition Féminisé, elle, s’adresse plutôt aux amoureux de
travestissement. Pour Nicole Canet, c’est un défi. Comment faire venir ceux
qu’attirent les nuisettes de soie fine ou les talons hauts ? Afin de trouver
son public, Nicole Canet s’adresse à un homme, qu’elle charge du soin d’écrire
une histoire de la féminisation. Surprise. Il s’appelle Christophe Bier.
Christophe Bier, amateur des «marges»
Historien du cinéma, il
est l’auteur de Censure-moi (sur le classement X), d’un magistral Dictionnaire des films francais pornographiques et erotiques (1194 pages) et du livre d’art Pulsions graphiques, rempli d’images obscènes ou gores. Quel rapport avec le
travestissement ? Il faut l’avoir écouté dans l’émission Mauvais genres (sur
France Culture) pour comprendre son obsession, si révélatrice, des petits détails (1). En érudit maniaque,
Christophe Bier ne se contente pas de «parler» de cultures déviantes ou de fétiches bizarres. Il lui faut aussi
connaître, exactement, les étoffes et les matériaux. Pour choisir un corset, dit-il, «déshabillez Madame, prenez sa mesure sur la partie la plus
étroite de la taille, puis soustrayez au minimum dix centimètres de cette
mesure : vous avez la juste taille du corset.»
Comment choisir un corset
?
«Les tailles de
corset, pardonnez-moi, c’est un peu technique mais je souhaite être extrêmement
clair, se mesurent de 5 cm en 5 cm : à savoir 51 cm, 56 cm, 61, 66, jusqu’à 106
cm pour certains modèles. Supposons que votre femme ait un tour de taille de 71
cm, la taille de son corset sera de… 71 moins 10 = 61. 61 cm ! Le corset doit
toujours être plus étroit que la taille de votre femme, afin de pouvoir
l’affiner en se resserrant. Ainsi, Madame a un tour de taille de 74 cm. Bon :
74 moins 10 = 64. C’est donc un corset de 61 cm (et non 66) qu’il vous faudra
commander.» Lorsqu’il parle de corset, Christophe Bier s’emporte. C’est
d’ailleurs la même passion qu’il déploie dans l’ouvrage Féminisé : son texte
sur l’histoire littéraire de la féminisation dresse la fresque vivante des
changements de moeurs en France au début du XXe siècle.
De quand datent les
romans sur les soubrettes mâles ?
«Le texte fondateur
est publié clandestinement en Angleterre en 1893, en trois volumes: Gynecocracy,
attribué sans réelle certitude à un avocat londonien, Stanislas Matthew de
Rhodès.» Il est traduit en français (dans une version réduite au quart) en
1902. Coincidence ? C’est aussi en 1902 que sort la première traduction de La
Vénus à la fourrure du baron Leopold von Sacher-Masoch. L’imaginaire
sado-masochiste s’empare de l’édition française : «la production flagellante
fournit en france près de huit cents volumes», explique Christophe Bier qui
note cependant la rareté des livres mettant en scène des hommes. «Le plus
souvent, les demoiselles tortillent leurs fesses endolories au profit du
sadisme masculin. Il faut fouiller dans ces textes, souvent répétitifs, pour
découvrir un titre qui inverse le mécanisme de cette domination.»
Marâtre ou la Sévère
Éducation
Bien qu’ils soient isolés, les ouvrages traitant d’esclaves-soubrettes font recette. Christophe
Bier parle avec fièvre d’un roman de cinq cents pages (Marâtre ou la Sévère
Éducation du Comte de Jarzé, 1929) qui emprunte ses péripéties à Eugène Sue :
un garçon de 17 ans, Lucien, hérite
d’une immense fortune. Sa marâtre entreprend de le dresser, afin de le
spolier. Lucien devient Lucienne et «apprend à se dandiner sur les talons».
Curieusement, le roman est truffé d’extraits du best-seller du psychiatre
Auguste Forel (La Question sexuelle exposée aux adultes cultivés, 1905) : «les
invertis mâles se sentent comme des filles vis-à-vis des autres garçons. Ils
éprouvent le besoin de se soumettre passivement, s’exaltent et s’enthousiasment
facilement pour les romans et la toilette» Il est probable que les parties
les plus jouissives (humiliantes) du livre étaient celles empruntées au
psychiatre.
.
A VOIR : Féminisé,
du 4 décembre 2019 au 25 janvier 2020. Au Bonheur du Jour : 1 rue
Chabanais
75002 Paris
. Tél. : 01 42 96 58 64. Email :
aubonheurdujour@curiositel.com. Horaires : ouvert du
mardi au samedi
de 14h30 à 19h.
A LIRE : Féminisé Forced cross-dressing : préface de Nicole Canet, texte de Christophe Bier et de Florent Paudeleux, éditions Galerie Au Bonheur du Jour, 2019. En vente à la galerie et sur le site d’Au Bonheur du Jour.
NOTE 1 : Les chroniques de Christophe Bier pour Mauvais Genres ont été rassemblées dans Obsessions (Le Dilettante, 2017).