«Petits, pas chers, méprisés par la critique, haïs par la censure», les pockets Elvifrance suscitent le dégoût : ils racontent des histoires d'inceste, de nécrophilie ou de meurtre. L'historien Bernard Joubert leur consacre un livre magnifique, redonnant à ces images une raison d'être. Mieux : une valeur esthétique.
En octobre 2018, l’anthologie Pulsions graphiques Le meilleur du pire d’Elvifrance donnait à
voir 400 couvertures détonantes de BD format poche, mêlant bimbos, bandits, robots et zombis. A
ce trésor visuel, l’auteur de l’ouvrage –Christophe Bier, grand collectionneur
de pockets– ajoutait un texte de 80 pages résumant l’histoire des éditions
Elvifrance. Le hasard fait mal les choses : à peine deux mois plus tard, en
décembre 2018, un autre ouvrage est publié –sous le titre Elvifrance, l’infernal éditeur– avec pas moins de 450 pages couleur reproduisant elles
aussi une extraordinaire sélection de couvertures originales. Cette collision
éditoriale n’a rien de calculé. Il s’avère que lorsque Christophe Bier a sorti
son livre (aux éditions Cernunnos), un autre livre –qui était en attente de
publication depuis plus de 6 ans (aux éditions United Dead artists)– venait à
peine d’être «débloqué».
Elvifrance,
l’infernal éditeur
J’ai déjà consacré un petit article, ici, à Pulsions graphiques.
Il est temps de rendre hommage au second livre (qui est en fait le premier) : Elvifrance, l’infernal éditeur, signé par Bernard Joubert. Une précision tout d’abord :
s’il vous fallait choisir entre l’un et l’autre, ce serait difficile. Au-delà
de leurs points communs –un historique d’Elvifrance et un trésor de couvertures
reproduites en pleine page–, ces deux ouvrages sont très différents. Les
couvertures choisies ne sont pas les mêmes, ce qui rend chaque titre
indispensable. Celui de Bernard Joubert offre deux contenus spécifiques. Tout
d’abord, un texte spécialement dédié aux collectionneurs. Ensuite, une
sélection des couvertures les plus hallucinantes revisitées par des artistes contemporains. Prenons
dans l’ordre. Le texte pour les collectionneurs s’intitule : «Comment
reconnaître un microtirage». Les microtirages sont des pockets destinés à
la Commission de surveillance, imprimés
en seulement trois exemplaires.
«L’éditeur le plus interdit de l’histoire de
l’édition française»
Les microtirages sont les témoins muets du long combat
qu’Elvifrance a mené contre la censure en France. Bernard Joubert est l’homme
le mieux placé pour pouvoir en parler. Auteur, critique, historien, il
s’intéresse aux sujets hors norme : la BD clandestine, les pin-ups, les images
interdites… Mais c’est surtout un spécialiste de la censure, raison pour
laquelle, inévitablement, il s’intéresse à Elvifrance (EF), «l’éditeur le plus
interdit de l’histoire de l’édition française». Entre 1970 (date de sa
création) et 1992 (date du dépôt de bilan), la maison EF est visée par plus de 700
arrêtés : 532 titres sont interdits aux mineurs, 176 interdits d’exposition et
36 interdits, en sus, de toute publicité. Délit systématique d’outrage aux
bonnes moeurs. Pour Bernard Joubert, certainement, le créateur d’Elvifrance
est un héros.
Le créateur d’Elvifrance : un prolo et un héros
Il s’appelle Georges Bielec. «Né le 21 octobre 1936 à
Mondeville, dans le Calvados, d’un couple d’immigrés polonais (Tadeusz et
Wanda), Bielec était destiné à être ouvrier. Il obtient son CAP d’ajusteur,
travaille aux hauts fourneaux, mais rêve de devenir acteur. À dix-huit ans, il
fugue à Paris et s’inscrit au Cours Simon, pour la formation des comédiens.»
Sa carrière d’acteur, malheureusement fait long feu : il joue les figurants et figure au générique d’Une aussi
longue absence d’Henri Colpi (scénario de Marguerite Duras). Ce film
obtient la Palme d’or au Festival de Cannes en 1961, mais pour Georges Bielec,
pas de quoi pavoiser : il n’y apparaît que quelques secondes. Son rôle, dans la
première scène, est celui d’un blouson noir qui importune les clients d’un
café.
Blouson noir un jour blouson noir toujours
En 1961, Bielec abandonne le métier d’acteur, entre dans la presse
et se spécialise dans la publication de photo-romans (tous interdits) et de BD
pour adultes (toutes interdites). Il attire ainsi l’attention des éditions
Erregi qui publient en Italie les fameux fumetti neri,
des bandes dessinées du style Diabolik, Satanik ou Kriminal. Ces publications
sulfureuses sont également appelées «pockets» parce qu’elles tiennent dans la
poche. On les achète 2 francs. Elles fournissent chaque semaine aux ouvriers,
camionneurs, bidasses, taulards et étudiants fauchés (les principaux
consommateurs) leur ration d’images déviantes. Voilà Bielec en charge des
versions françaises, dont il inonde les kiosques. Jusqu’à 25 titres sortent
chaque mois, Le succès de ces BD transgressives est tel qu’elles sont tirées
chacune à 70 000 exemplaires. Très vite, les censeurs s’offusquent.
Pornographie : une “maladie” de bourgeois ?
Parmi les pires ennemis d’Elvifrance, il y a bien sûr les
associations familialo-catholiques, mais aussi Raoul Dubois, membre de la
Commission encarté au PCF. «La pornographie étant une “maladie des
classes décadentes”, selon ses termes, ce militant communiste ne pouvait
tolérer qu’elle contamine les milieux prolétaires par le biais de lectures
populaires “qui étaient véritablement des merdes”». Raoul Dubois rêve
qu’Elvifrance disparaisse. Il fait tout pour, y compris alerter Georges
Marchais qui se ridiculise en portant l’affaire jusqu’à la tribune de
l’Assemblée Nationale, en accusant Elvifrance de promouvoir le nazisme. Las. Au
terme d’un long combat de 22 ans contre la censure, Elvifrance finit par
mourir… alors que les vidéos pornos se répandent partout. La concurrence avec
les cassettes est trop rude. Les pockets disparaissent. Un marché de la collection
émerge. Des nostalgiques apparaissent. Petit à
petit, les BD Elvifrance sortent de l’enfer. Aujourd’hui, grâce à Bernard
Joubert les voilà réhabilitées.
Des images vulgaires ? Oui, mais
Longtemps conspuées, les BD Elvifrance inspirent
maintenant toutes sortes d’artistes. Dans son livre, Bernard Joubert en donne
un aperçu stupéfiant. L’intérêt majeur de son livre, c’est qu’une quarantaine d’artistes actuels rendent hommage à cette
production diabolique en réinterprétant, à leur manière, les couvertures
mémorables des pockets. Bruno
Richard, Kiki Picasso, Olivia Clavel, Gilles Berquet, Mïrka Lugosi, Stu Mead,
Yvan Alagbé, Amandine Urruty, Tanxxx, Laurent Lolmède, Tom de Pekin,
Samplerman, Moolinex… Puisant dans ces BD vulgaires d’extraordinaires resources
de création, tous ces artistes ont accepté de participer au projet, ce qui
donne 76 pages de délires visuels mêlant images originales et réinterprétations
sous forme de photos, montages, tableaux, graffitis ou images numériques. Ces
oeuvres permettent de mesurer l’impact que ces pockets
ont eu sur notre imaginaire. Sans Elvifrance, notre culture visuelle n’aurait
pas été la même.
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A LIRE : Elvifrance, l’infernal éditeur, de Bernard Joubert, éditions United Dead Artists, déc. 2018. Texte en français et anglais. 450 pages couleurs. Reliure cousue sous jaquette. 20 €
ILLUSTRATIONS : Moolinex (llus de tête), Laurent Lolmede, Marc Brunier-Maestas, Gilles Berquet, Saralisa Pegorier, Tom de Pekin, Diego Fermin.