Les éditions de la Musardine doivent beaucoup à Jean-Jacques Pauvert. Qu’il me soit permis ici de lui rendre hommage.
J’ai d’abord approché Jean-Jacques Pauvert en emménageant dans les locaux qu’il avait lui-même occupé auparavant, 8, rue de Nesle. Ou plutôt en inspectant les greniers de ce local, où nous découvrîmes émerveillés quelques éditions rares que Jean-Jacques avait dû stocker, pour des temps difficiles, et oubliés là, sans doute parce que les temps n’étaient pas si difficiles. Son nom figurait sur la couverture et évoquait pour moi, assez vaguement dois-je avouer, des lectures de jeunesse aux parfums scandaleux, mes premières lectures de Sade.
Mais peu après, nous étions dans les années 90, je dirigeais Média 1000 avec peu d’entrain, et je rencontrai Jean-Jacques par l’intermédiaire de Franck Spengler. Il était curieux de ces collections qui se vendaient si bien, dont on ne parlait pas et que l’on voyait peu. Il me parla de Sophie Rongiéras, avec qui il avait travaillé et sympathisé. Elle vint me voir rue de Nesle, évoquait la littérature avec passion et le sexe avec naturel, exhalait un parfum capiteux, vénérait Jean-Jacques et portait des bottes qui n’en finissaient pas de monter sous la robe.
Un peu plus tard, Hachette souhaitant se séparer de Média 1000, je sautai le pas et devins indépendant en 1994, avec l’idée de créer une nouvelle maison, plus ouverte, plus largement diffusée. Nous nous installâmes au 122, rue du Chemin-Vert, notre adresse actuelle. Je fis appel à Sophie Rongiéras pour créer la librairie et elle trouva le nom de Musardine qui lui allait si bien.
C’est alors que presque naturellement l’idée de créer une collection poche de littérature érotique vint. Jean-Jacques prit une part active dans ce projet et accepta de la diriger. Il proposa d’emblée des titres forts : Ma Vie secrète, Françoise Rey, Pierre Louÿs. Curiosa, classiques, littérature contemporaine, le ton était donné : 18 ans après, 180 titres plus tard, la même politique éditoriale nous guide pour cette collection.
Il écrivait pour chacun des ouvrages une préface savante, amoureuse, témoignant de son plaisir de découvrir et faire partager des œuvres, de ses méticuleuses enquêtes pour restituer à un texte anonyme son auteur, ses multiples éditions pas toujours correctes*. Jean-Jacques n’était pas un universitaire, il butinait autour du savoir officiel et nous restituait avant toute chose son plaisir de découvreur. Il avait la passion du collectionneur (en témoigne sa bibliothèque impressionnante, placée dans un bâtiment distinct de la maison du Rayol, sorte de bunker à moitié enterré, où l’on imaginait qu’en temps de guerre ou d’incendie, il pourrait s’y réfugier, reclus et heureux) et celle de l’éditeur.
Il nous fit connaître son fils, Mathias, et signa avec lui un de nos premiers textes de littérature « grand format » édité à La Musardine, l’Anthologie du coït, compilation minutieuse et obsessionnelle des scènes de copulation de la littérature, débarrassées de tout ce qui pourrait peser autour. Mathias était très proche de son père, lui ressemblait, bouillonnait d’idées et d’activité, suivait ses brisées. Mais quelques mois après la sortie de ce livre, Sophie reçut de Jean-Jacques ce simple fax : « Mathias disparu en mer », et nous pouvions imaginer quelle immense blessure s’ouvrait chez cet homme, sans que rien n’y paraisse dans les conversations ultérieures, force de caractère peu commune.
Jean-Jacques était fasciné par l’édition. Mais jamais dans un rapport de subordination ou de carrière. Il côtoyait les plus grands éditeurs et négociait pour lui ou pour les autres de bons contrats avec l’élégance de celui qui reste indifférent à l’argent et aux honneurs. Juste ce qu’il faut de légèreté pour ne pas être happé par le système.
Un bien trop grand appétit pour les adeptes de l’étiquette. C’est devant un plateau d’huîtres que Jean-Jacques donnait la pleine mesure de son amour de la vie, des femmes et des livres. Pour ses 85 ans, nous mangions avec lui dans un bon restaurant. Devant les plateaux de coquillages qui défilaient, une convive s’inquiétait de l’addition qui allait être aussi salée que la mer proche. Mais d’un geste large, Jean-Jacques invitait au plaisir sans ambages en portant à sa bouche une de ces énormes huîtres qu’il adorait. L’addition viendrait bien assez tôt !
Pour ce franc-tireur, notre respect et notre admiration.
Claude Bard
*Nous avons fait paraître en 2011, premier hommage, sous le titre Mes lectures amoureuses une édition exhaustive de toutes ces préfaces.