En 1915, Samuel Dashiell Hammett est embauché par la Pinkerton, la plus grande agence de détectives privés américaine de l’époque. Ce nouveau job déterminera le reste de sa vie de manière décisive, puis sera la principale source d’inspiration de son œuvre future. Considéré comme le fondateur du roman noir, Dashiell Hammett est notamment l’auteur du Faucon Maltais, rendu célèbre grâce au film éponyme de John Huston.
100 ans plus tard, ce recueil lui rend hommage, à travers huit nouvelles décalées, mélancoliques, sociales, humoristiques ou politiques, mais toutes délectables.
Mon avis :
Des nouvelles à la saveur inégale dont certaines mériteraient d’être adaptées au cinéma telles que Poissons rouges, Chariot dans la neige, Jamais Plus ! et, ô combien, la très belle histoire de La fille de Big Bill Shelley.
A savourer au coin du feu, en buvant un bon whisky, par exemple.
Extrait choisi, La fille de Big Bill Shelley de Tim Willock
Titre original : The Daughter of Big Bill Shelley.
Traduit de l’anglais par Natalie Beunat
Je suis la femme la plus âgée d’Amérique, d’ailleurs c’est ce que les gens n’arrêtent pas de me seriner, comme si j’avais besoin d’être prise pour une bête curieuse. Après tout ce que j’ai vu dans ma vie, il m’est impossible de ressentir la moindre tendresse pour l’espèce humaine, même si j’avoue me souvenir d’un ou deux spécimens avec admiration.
Tu sais, je ne suis pas une de ces gentilles petites vieilles, pas plus que je n’ai été une gentille petite fille. Comme le disait mon père, « quand on est gentil, on se fait marcher sur les pieds », ce qui ne veut pas dire qu’il prônait la méchanceté, car je l’ai vu plus d’une fois partager son dernier morceau de pain avec celle ou celui qui mourait de faim. Pour ce qui est du pain, ou plutôt du sandwich, je te raconterai, en temps voulu, une autre histoire.
Quant à mon père, ils l’ont tué sous mes yeux, dans la rivière, le 6 septembre 1915, à Butte dans le Montana. Ils l’ont frappé à la tête avec le manche d’une hache. Ils l’ont encerclé et sont restés là, à rire et à boire pendant qu’ils le regardaient se noyer.
Je vais t’expliquer comment j’ai obtenu justice pour ce meurtre. Que j’y sois ou non parvenue, je te laisserai en juger, parce que moi, honnêtement, je ne sais plus. Me suis-je persuadée que j’avais réussi ? Fort heureusement, je n’aurai plus à me poser la question bien longtemps.
J’avais quatorze ans, et nous avions rejoint le Montana en grimpant dans des trains de marchandises de la Great Northern qui partaient de Saint Paul. Avant ça, nous étions remontés au nord, à Chicago, en empruntant l’Illinois Central au départ de Jackson, Mississipi, où mon père avait réorganisé le syndicat des ouvriers des abattoirs et les avait accompagnés au cours de leur première grève, courte mais sanglante. Et ils avaient gagné. Ce trajet représentait 3000 kilomètres en chemin de fer. Aujourd’hui, en avion, cela te prendrait quelques heures. Nous, il nous a fallu presque deux semaines, et ces wagons de marchandises nous secouaient les os, la cervelle et les reins sans discontinuer. Imagine-toi un peu les vigiles de la compagnie ferroviaire prêts à nous fendre le crâne chaque fois qu’on entrait en gare de triage, tandis que nous devions négocier le moindre bout de plancher avec toutes sortes de vagabonds, de desperados et de cinglés, et moi qui étais encore à apprendre à me débrouiller avec mes règles : oui, voilà ce qu’on appelle voyager à la dure.
Bon, tu dois te demander quel genre de père il était pour infliger de telles épreuves à sa fille ? Et je pourrais te répondre que ce ne sont pas tes oignons, mais je me contenterai de dire qu’il a été le meilleur père qu’une fille puisse avoir. Le meilleur de mon éducation, c’est lui qui me l’a donné, et cela bien qu’un peu plus tard je sois sortie diplômée de l’université de Stanford en Californie, avec mention très bien. A cette époque, je n’étais que la troisième femme à réussir à me hisser dans leur palmarès, juste parce que j’avais obtenu des résultats largement supérieurs à ceux de l’étudiant mâle le plus doué de la promo de cette année-là - 1924 -, ils n’avaient guère eu le choix, pas vrai ? Et je ne veux pas simplement dire par là que mon père m’a enseigné toutes les techniques de survie et comment avoir le courage de ses opinions, ce dernier point étant essentiel, et, au fond, le seul qui compte véritablement. Non. Mon père emportait plus volontiers des livres que des vivres et, dans ces wagons de marchandises, il m’a fait découvrir pas à pas les œuvres de Jack London et de William Shakespeare, de Charles Darwin et des sœurs Brontë, et, est-il besoin de le préciser, celles de Mark Twain et Karl Marx.
Hammett détective, Stéphanie Benson, Benjamin et Julien Guérif, Jérôme Leroy, Marcus Malte, Jean-Hugues Oppel, Benoît Séverac, Marc Vilard et Tim Willocks, éditions Syros 240 pages 15,90 €