C’était notre troisième rendez-vous. Elle avait encore apporté ce bizarre de masque à gaz qu’elle avait enfilé elle-même avant que je passe une heure à la ligoter exactement comme elle le souhaitait – photos et diagrammes à l’appui. Je m’étais ensuite amusée à lui enfiler ma collection complète de godes dans le cul et dans la chatte en alternance, jusqu’à ce que j’estime qu’elle ait joui jusqu’à épuisement.
Nous étions blotties l’une contre l’autre dans mon lit et je caressais ses cheveux lorsqu’elle me confia, sur le ton blasé de l’évidence :
«Parfois, je me dis que je ne devais pas survivre à ma naissance, que toute ma vie est un long malentendu. Le cordon ombilical s’était enroulé autour de mon cou comme la corde du gibet et il en a fallu de peu pour que j’entre dans le monde les pieds devant.»
— Oh! répondis-je, trop surprise pour trouver quelque chose d’intelligent à dire.
— Je suis convaincue que c’est pour cela que je ne peux pas jouir sans les cordes. Qu’est-ce que tu en penses?
— Euh… peut-être bien?
— Ouais… je ne sais pas si on peut se rappeler, même inconsciemment, des circonstances de sa propre naissance. Peut-être que la suite a eu plus d’influence, en réalité.
— Ça se peut, balbutiai-je en restant cantonnée malgré moi dans la niaiserie.
— Je t’ai raconté ma première baise? me demanda-t-elle en se retournant vers moi.
— Tu m’as seulement raconté qu’enfant, tu te ligotais toute seule dans ta chambre quand ta mère avait le dos tourné.
— Tu aimerais savoir comment ça s’est passé, ma première fois?
— Oui, si tu le veux.
Elle prit une grande respiration, comme une plongeuse qui s’apprêtait à briser un record en apnée, puis se mit à débiter son histoire, sur un ton calme à glacer le sang.
«J’avais treize ans et lui était beaucoup plus vieux. Il m’avait dit qu’il en avait vingt, mais quand j’y repense, je me dis qu’il était sûrement plus âgé. Il avait de fines lignes au coin des yeux quand il souriait et des crocs acérés quand il se mettait à rire. Il habitait dans le sous-sol de ses parents, alors je me dis qu’il avait probablement moins de trente ans, mais qui sait, hein. Il était supposément l’ami du frère de l’ami de cœur d’une de mes copines et grâce à ce statut, il avait réussi à s’incruster dans ma vie sociale; deux fois sur trois, quand j’allais passer l’après-midi chez une copine ou que nous allions glander au centre commercial, il était là. Nous le trouvions toutes un peu creep, mais c’était pratique de l’avoir dans les parages quand venait le temps d’acheter des clopes et de la bière au dépanneur.
« Ce soir-là, nous étions chez lui pour regarder des films. À un moment donné, il est sorti de sa chambre avec deux bouteilles de deux litres remplies de liquide bleu. Il m’a proposé à la ronde de boire un verre de Kool Aid et nous en versa dans des gobelets en styromousse en nous disant, tout fier, que c’était sa recette personnelle. Je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait avoir une recette personnelle de Kool Aid, après tout, ce n’est que de la poudre qu’on ajoute à de l’eau. Dès le premier verre, je me suis mise à me sentir un peu mal. Je me demande bien ce qu’il avait mis là-dedans, ce salopard. Pendant tout le reste de la soirée, j’ai vu d’autres filles qui allaient s’en servir quand il avait le dos tourné et je me suis dit qu’il y avait sûrement quelque chose qui fait buzzer, alors je me suis arrangée pour faire comme les autres et j’ai bien dû en boire l’équivalent de trois goblets.
«À la fin de la soirée, il ne restait plus que lui et moi. Quand j’ai voulu partir, il m’a proposé de me raccompagner. Il était tard, je ne me sentais pas très bien et j’avais un peu peur, alors j’ai dit oui. J’ai donc marché — tituber serait un mot plus exact – avec lui en direction de ce que je croyais être chez moi, jusqu’à ce que nous arrivions dans un petit boisé que je connaissais bien et qui n’était qu’à quelques mètres de chez lui. Regarde mon bras : je te raconte et j’ai la chair de poule. Et ce n’est rien : parfois quand je suis seule et que j’y repense, j’angoisse tellement que j’ai l’impression que mon cœur va cesser de battre, j’en ai le souffle coupé comme si je revivais chaque minute, chaque seconde.
«Il avait tout prévu, l’ordure. Il avait installé des cordes, des piquets, une lanterne de camping et un espèce de matelas de plage. Il m’a dit que j’allais aimer, qu’il allait me guider, que ce serait parfait. Et moi, pauvre idiote, j’ai dit oui. Je me souviens du frottement de corde autour de mes poignets, de la brûlure sur mes chevilles. L’odeur d’humus et de feuilles mortes. Sur le dos, écartelée, attachée, il m’a pénétrée salement, comme une ordure qui n’en revient pas de sa chance mais qui a la délicatesse de s’arrêter à temps pour éjaculer sur mon ventre et me priver de sa saloperie de descendance. Il m’a ensuite détachée, vaguement essuyée, puis il m’a aidée à ma rhabiller et m’a conduite en voiture chez moi.»
Elle fit une pause dans son récit, comme pour jauger ma réaction. Il n’y avait toutefois rien à jauger : j’étais trop abasourdie par l’ampleur de la confession pour en avoir une.
— Tu sais ce que j’ai fait ensuite?
— Euh… tu as tout raconté à tes parents et vous êtes allez voir les flics?
— Franchement, est-ce vraiment ce que toi, tu aurais fait à cet âge.
— Je ne crois pas non, avouais-je. J’aurais eu trop peur que ma mère me tue.
— Ben c’est ça. J’ai fait le contraire, en somme.
— C’est-à-dire?
— C’est-à-dire que je suis retournée le voir. Chaque semaine. Pendant presque onze mois.
Elle se retourna dans le lit, puis, dos à moi, elle termina de vider son sac :
«Il ne m’attacha plus jamais les poignets, je me débattais trop et il ne voulait pas me laisser des marques que mes parents pourraient trop facilement voir. Il s’est amusé pendant presque un an à blesser une gamine, tu te rends compte? Il savait que j’étais trop honteuse ou trop terrifiée pour en parler à quiconque. Je suis presque morte d’un coup de chaleur cet été-là. J’ai pris coup de soleil sur coup de soleil en espérant que le bronzage soit suffisant pour couvrir les ecchymoses. Comme ce n’était pas suffisant, je me suis arrangée pour tomber souvent en vélo. Une fois, j’ai même sauté par-dessus le guidon en roulant. Peut-être n’était-ce pas seulement pour camoufler les traces de sa violence. Peut-être voulais-je me punir d’être une victime aussi idiote, aussi obéissante. Je ne le savais pas. Et maintenant, je ne le sais plus. Je ne sais plus pourquoi j’y retournais – ou alors, je le sais trop.
«Tu sais pourquoi je tiens tant à ce que tu m’attaches seulement d’une façon si particulière? Parce que je ne veux pas faire renaître les marques qu’il a faites sur mon corps. Parce qu’il y a cet endroit sur ma cuisse que j’ai frotté jusqu’au sang et qui maintenant est incapable de supporter le plus simple toucher. Plus je frottais, moins l’abus s’effaçait; j’ai percé la peau, je me suis rendue jusqu’à cette couche grisâtre et sanguinolente comme la peau d’un monstre – c’était lui, c’était sa peau à lui, il était toujours là, au plus profond de ma chair.
«La dernière fois que je l’ai vu, je lui ai demandé de me passer sa ceinture autour du cou et de tirer aussi fort qu’il le pouvait. Et tu sais quoi? Il l’a fait, ce connard. Alors que je me sentais glisser dans la noirceur bienveillante, j’ai bien cru que j’allais enfin boucler la boucle, que je revenais où tout avait commencé, que tout allait finalement être à sa place. Quand je me suis réveillée, j’étais nue dans son lit, dans cette chambre au sous-sol de ses parents. Je suis montée et il y avait personne. J’ai donc couru comme une dératée et je ne suis plus jamais revenue. Lui n’a pas essayé de me revoir; il est parti de chez ses vieux quelque temps après, à ce qu’on m’a raconté.
«Après toutes ces années, c’est comme s’il était toujours près de moi, comme s’il me parlait encore à l’oreille, comme s’il me répétait encore et encore que je ne vaux rien, que je ne suis rien – et même que je suis moins que rien, que je suis une criminelle, une folle dangereuse : un paillasson pour s’essuyer les pieds, une drama queen névrosée lesbienne, une peine-à-jouir dégoûtante et névrosée que seuls les nœuds coulants et les dildos arrivent à calmer. Après toutes ces années, les ecchymoses sont toujours là : elles ne proviennent plus de son sadisme, mais de mon masochisme. J’ai grandi, je suis devenue forte et résiliente, mais je n’ose pas encore le haïr comme il mériterait d’être haï. Parce que si je me mets à haïr, je ne sais pas si ce sera lui ou le monstre qu’il a laissé en moi et que j’ai pu apercevoir en arrachant ma peau.»
Et c’est là que je me suis mise à pleurer. Moi qui était censée donner du réconfort, de l’affection et de la tendresse à la personne qui m’avait si généreusement fait don de sa personne, de son corps et de son plaisir, moi qui lui avait fait subir des sévices bien intentionnés, – mais sûrement indiscernables de ceux que lui a infligé le monstre qui l’a violée à répétition – moi la dominatrice d’opérette, je braillais comme une idiote et elle, tragiquement belle et imperturbable, me consolait comme si rien ne pouvait plus jamais l’atteindre.
Avant qu’elle ne parte, elle m’a embrassé une dernière fois sur les deux joues et m’a dit ces phrases qui depuis ne cessent de me hanter :
«Quand toute jeune tu as été victime d’abus, l’adulte que tu deviens a le cœur transpercé par un trou noir qui voudrait tout aspirer autour de lui, mais qui n’arrive jamais à le faire. Tu dis à qui veut bien l’entendre que tu n’as besoin de personne et tu arrives même à t’en persuader et à agir en conséquence. L’affaire est que tu as appris à la dure que l’amour n’existe pas, qu’il est impossible d’avoir confiance en qui que ce soir et que tu ne peux être en sureté nulle part – ni chez ton amante du moment, ni même sur le court chemin qui mène à la maison de tes parents. Tu ne crois pas en l’amour et pourtant, tu consacres chaque seconde et chaque souffle à le chercher, tu es prête à tout sacrifier pour le trouver, pour atteindre cette chose en laquelle tu ne crois pas du tout. Et ton cœur, poussé comme le rocher de Sisyphe, voit son trou noir s’agrandir un peu plus chaque jour.»