Dans la foule qui tapisse les rues, il y a un homme qui marche, nu. Il n’est visible que par intermittence, comme une apparition surnaturelle, entre les rangs entrelacés de marcheurs en veston-cravate, en jeans déchirés, en robe soleil, en costume de clown et en uniforme de milice d’extrême droite. L’homme nu ne provoque aucune émotion, pas même un seul regard amusé ou agacé; il jouit d’une immunité étrange, voire suspecte.
Sa nudité n’est pas sans attrait; ses muscles se meuvent avec grâce au rythme fluide de sa marche. Ses fesses se tendent en alternance, ses mollets se tendent et se relâchent comme une mécanique soigneusement huilée et ajustée. Quant à son sexe, il est légèrement dressé et sautille entre ses cuisses légèrement poilues. Son visage est de ceux qu’on voudrait spontanément embrasser si on se donne la peine de le contempler comme il le mérite. Or, il n’y a dans cette foule de quidams occupés et bien nourris personne qui n’a le temps pour ce genre de frivolité.
L’Oneiric Cafe est au coin de la rue. Ses tables s’étirent le long du trottoir; chacune d’elle est coiffée d’un parasol jaune et blanc qui émet une étrange lueur, comme s’il était fait de peau de ver luisant. À la table du coin, celle qui est la plus proche de la foule écumante, une femme est assise, nue elle aussi. Elle lit le journal et sirote un café au lait. Sa nudité est tout aussi attirante que celle de l’homme qui marche ; ses seins sont denses et mûrs, ses jambes sont généreusement galbées, son regard laisse à peine transparaître la lourde sensualité – voire la profonde indécence – de ses désirs. Son visage est aussi de ceux qu’on voudrait spontanément embrasser, comme celui de l’homme qui marche, mais pour des raisons forts différentes et beaucoup moins avouables.
En levant les yeux de son journal, la femme nue aperçoit l’homme nu se frayant peu à peu un passage parmi la masse informe et vêtue. Elle écarquille légèrement les yeux – parce qu’elle est surprise ou parce qu’elle le reconnaît? – et l’observe s’approcher d’elle, le visage pudiquement caché par son bol.
C’est alors que je prends soudainement conscience de ma présence dans cette scène. Je crois que je suis une serveuse, car je tiens un plateau sur lequel est déposé une rose noire. Je suis terrassée par le coup de foudre, c’est l’amour, le pur, le vrai – mais je me réveille avant de savoir lequel de ses deux êtres est l’objet de cet embrasement.