L’homme est en crise, dit-on. Parce que la société serait féminisée. Parce qu’il n’y aurait plus de modèles masculins. Ce cliché, très répandu, sert à justifier que des frustrés réactionnaires agressent des femmes. Ils ont une bonne excuse, «les pauvres».
Le 6 décembre 1989 à Montréal, un jeune homme entre dans une classe de l’École polytechnique arm d’un fusil semi-automatique. Il ordonne aux hommes de sortir puis pointe son arme sur les étudiantes, qu’il crible de balles, après avoir déclaré «J’haïs les féministes !» Quatorze femmes sont tuées. Le terroriste –qui s’est suicidé avant l’intervention de la police– portait sur lui une lettre dans laquelle il expliquait: «j’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie». De façon significative, «les médias ont souvent présenté le tueur comme une victime de l’émancipation des femmes.» Dans La crise de la masculinité, Francis Dupuis-Déri –chercheur à l’Université du Québec– s’interroge : est-il possible de dire que les agresseurs sont des «victimes» ?
La faute des femmes, si on les tue
Au sujet du massacre, un criminaliste affirme : «les femmes s’émancipent et beaucoup d’hommes se sentent menacés». Explication fréquemment reprise par les journalistes : la faute aux femmes. Elles n’avaient pas qu’à réclamer la parité. Après la tuerie de Polytechnique, des soldats du régiment aéroporté de l’armée canadienne tirent 14 coups de feu en l’honneur du tueur. Un site Web le présente comme un héros et un martyr, suggérant «que ce n’est pas seulement la faute des féministes, mais de toutes les femmes en général si les écoles fomentent la violence chez les jeunes hommes». «Vingt ans après l’attentat, un commentaire publié sur un forum de discussion du site Web de Radio-Canada explique que “les drames comme Polytechnique sont inexcusables, mais, il faut le dire, inévitables. La lutte des femmes pour l’égalité a bouleversé bien des mœurs et mentalités. Les hommes les plus rébarbatifs [sic] à ce changement ont “pété leurs plombs” et massacré des femmes pour se venger. […] Les grands changements, même pour le mieux, apportent souvent certaines crises d’adaptation, et aussi des tragédies”.»
«Crise de la masculinité» : une formule misérabiliste
Le mot «crise» est fréquemment employé par les commentateurs. Mais quelle valeur lui accorder ? «Méfiance», suggère Francis Dupuis-Déri : c’est le mot le plus fréquemment employé par les promoteurs du retour-au-bon-vieux-temps. Ils ont tout intérêt à faire croire qu’il y a une crise, pour justifier leurs actions. Et les médias, malheureusement, sont trop heureux de répéter que «les mâles vont mal». «La crise de masculinité fait vendre», commente la psychologue Pascale Molinier. Mais la vérité, c’est qu’il n’y a pas de crise. Il n’y a qu’une mise en scène pour faire pleurer dans les chaumières, visant à faire croire que les hommes souffrent. Ce que Francis Dupuis-Déri appelle la «propagande de la crise de la masculinité» repose sur des arguments spécieux, dégoulinant de dolorisme. Ceux qui mènent la croisade se présentent comme des martyrs, de pauvres choses «en désarroi», plongés dans la «confusion»… «Diable, il y a maintenant des installations pour changer les couches dans les toilettes des hommes», raconte l’auteur d’un billet intitulé «Comment les ménagères désespérées nous castrent tous» (1). Diable, cela est très préoccupant en effet. Il y a de quoi se sentir castré.
Un homme, un vrai, se doit d’être intolérant et dur ?
En France, des vedettes comme Éric Zemmour affirment que l’époque est marquée par «la supériorité évidente des “valeurs” féminines, la douceur sur la force, le dialogue sur l’autorité, la paix sur la guerre, l’écoute sur l’ordre, la tolérance sur la violence (2)», comme si les notions de dialogue, de tolérance ou de douceur étaient le propre des femmes. «Les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour [...] devenir une femme comme les autres», soupire Zemmour (sortez les mouchoirs). Comme si les hommes étaient des brutes par nature. De même, au Québec, l’éditorialiste Mario Roy déclare dans le journal La Presse que «les valeurs dites féminines (intériorité, prudence, empathie, conservation, pacifisme) constituent aujourd’hui les étalons de mesure à partir desquels tout est jugé. Ce n’est pas un mal en soi. Ce qui fait problème, c’est que ces mots ont enfoui dans le non-dit et le non-respectable les actions associées aux valeurs dites masculines : lutter, risquer, jouer, produire, bâtir». Francis Dupuis-Déri commente : «Doit-on comprendre qu’une vraie femme ne devrait pas jouer, produire, lutter ?»
Faut-il se sentir «bafoué» si une fille fait le premier pas ?
Pour les promoteurs de la «crise», la différence homme-femme repose sur un rapport d’opposition binaire : proie/prédateur, faible/fort, passive/actif, mère/guerrier. C’est contre ce schéma que les féministes se battent. Il serait bon, disent-elles, que les filles n’aient plus à jouer les princesses, que les garçons n’aient plus à performer le costaud. Il serait temps qu’on en finisse avec ces jeux de rôle aliénants où la fille se refuse pour faire monter les enchères et où le garçon l’assiège pour prouver sa virilité. Etrangement, lorsque les «hommes en crise» justifient leurs complaintes, c’est toujours pour accuser les féministes de vouloir renverser le rapport de force, alors qu’elles veulent y mettre fin. «La fierté qui découle d’être un homme est bafouée», disent-ils, comme s’il fallait être fier de reproduire les mimiques du macho et de perpétuer un ordre inégalitaire.
«Crise de la masculinité» : une justification de la violence
On pourrait trouver ces lamentations risibles, voire pathétiques. Le problème, insiste Francis Dupuis-Déri, c’est qu’elles «permettent de contester l’idéal féministe d’égalité entre les sexes et d’accuser les féministes et les femmes –mères, institutrices, épouses– d’être responsables de tous les problèmes des hommes. Ce faisant, ces discours fournissent aux hommes violents et à leurs complices des arguments pour justifier leur violence.» Le chercheur cite par exemple un étude, menée en 2016 aux États-Unis, sur une douzaine de sites web du Mouvement des hommes : «On y prétend que le féminisme prive les hommes de la sexualité à laquelle ils devraient avoir droit. Selon cette tendance, c’est le manque de disponibilité sexuelle des femmes qui entrainerait les suicides des hommes et les violences masculines contre les femmes, y compris les meurtres.» Prétextant qu’ils sont en crise par la faute des «salopes» qui se refusent à eux, beaucoup de ces internautes énervés lachent des propos haineux, à la limite de l’incitation à la violence.
«Crise de la masculinité» : un système de défense
Le mélange des deux discours –crise de la masculinité et injustice sexuelle– produit un cocktail explosif. Dans son livre Angry White Men, le sociologue Michael Kimmel «rappelle une série de meurtres de masse de femmes perpétrés par des hommes qui justifiaient leur crime en expliquant avoir été rejetés par les femmes. Par exemple, en 2009, un homme de 48 ans a assassiné cinq jeunes femmes dans un gymnase de Pennsylvanie, avant de se suicider. Dans son journal intime retrouvé par les policiers, il détaillait ses mésaventures avec les femmes, soulignant ne pas avoir eu de relations sexuelles depuis une vingtaine d’années.» Comme le remarque Kimmel, «il sentait que ces femmes lui étaient dues. Il sentait que c’était son droit, en tant qu’homme, d’avoir accès aux femmes». «Ce cas n’est malheureusement pas unique», souligne Francis Dupuis-Déri. Méfiance, donc, avec les mots. Répéter à tue-tête qu’il existe une «crise» c’est légitimer des actes de «vengeance».
Le discours de propagande de la “crise de la masculinité” peut-il tuer ? La suite au prochain article.
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CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN QUATRE PARTIES : «La crise de la masculinité n’existe pas» ; «Faut-il tuer les garces blondes et gâtées ?» ; «Insurrection Beta : rêve érotique sanglant ?» ; «École de la masculinité : bonne ou mauvais idée ?»
A LIRE : La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri, éditions du Remue-Ménage, 2018. Sortie en librairie en France le 24 janvier 2019.
NOTES
(1) «How Desperate Housewives Is Castrating Us All» (texte publié en 2005 dans le magazine étatsunien Details.
(2) Le premier sexe, d’Éric Zemmour, Paris, Denoel, 2006, p. 10-11.