Ils sont deux hommes qui n’hésitent jamais ni à porter des robes, ni à marcher sur des sens interdits, en citant Kafka ou Joy Division. Chaque jour, ce duo pop suicidogène met un ligne un haiklip d’une cruelle lucidité sur notre monde en «manque».
«Ca me ferait mal aux seins que mon gosse fasse mieux que moi
Échappe à tous mes fiascos sans problème et dans la joie
Tant de parents imaginent qu’ils ont pondu un vainqueur
C’est bien plus valorisant de mettre au point un loser»
Ils se sont rencontrés en 2003 à Chartres, lors d’une soirée poésie, «dans une ville qui bouge encore moins qu’un fossile». En 2007, Christophe Esnault, écrivain dadaïste (publié chez Tinbad ou Les Doigts dans la prose…) et Lionel Fondeville musicien inspiré (prof d’arts plastiques à Lorient) créent le groupe Le Manque, en hommage notamment à une pièce de Sarah Kane, dramaturge anglaise qui s’est pendue à 28 ans avec ses lacets. Le résultat décape. Jugez-en avec ce clip (ci-dessus), réalisé par Franz Griers, dans lequel Lionel, coiffé d’une perruque blonde donne des clous à manger à Christophe, tout en lâchant d’une voix suave : «C’est bien plus valorisant de mettre au point un loser / Qui échouera aux exams si jamais il en passe un […] / Et si jamais ma progéniture, malgré tous mes efforts / A envie de jouer des coudes dans le bocal des cadors / L’air de rien je la pousserai (car je méprise la morale) / À intégrer vite fait l’éducation nationale.» Grinçant ? Oui, mais si méchamment…
Nous sommes des êtres de désir
«Le manque, c’est du désir et tous les personnages de nos chansons sont torturés par leurs désirs», expliquent les deux amis qui comparent volontiers leurs oeuvres à des légumes. «En créant nos chansons, nous recherchons l’objet tordu, la tomate en forme de toupie ou de dinosaure, celle qui fait la joie du jardinier et de ses enfants mais qui est impitoyablement éliminée des rayons des supermarchés. Elle est bonne pourtant... Elle fait d’abord rigoler, puis rêver, réfléchir... Et enfin elle remplit l’estomac. Le lendemain, on en reparle avec ses amis, et c’est comme si elle existait encore un peu. Si, ne serait-ce qu’un instant, notre auditeur/auditrice est saisi(e) d’un doute à l’écoute de l’une de nos chansons, alors nous avons atteint notre but» (source : Mauvaise nouvelle). Le groupe Le Manque qui, – depuis 2010 est devenu un projet à la fois littéraire, musical et cinématographique regroupant d’autres artistes (Aurélia Bécuwe, Tycho Brahé, Belacide…) –, a déjà produit quatre albums : Ratages et confettis (2007), Rester ouvert à l’inattendu (2009), Torse nu dans la fosse (2013), 20e fan (2016). Il y est question d’amour («Le jardin des caresses»), de solitude («Merde à la Saint Valentin»), de maladie («J’ai tout raté, même mon cancer»), de neuroleptique («Amis du Solian»), du suicide («Mourir à Chartres») ou des fonctionnaires.
La dissonance comme vérité
Les mélodies sont douces, les textes acides, les clips servis par le talent d’une foule d’amis et collaborateurs qui font du groupe un noeud de dissidence. But: produire, chaque jour, un morceau mis en image et posté sur YouTube comme on se tire une balle. Chaque titre frappe : «Dieu lave ses slips lui-même» (bijou psychédéli-conoclaste), «Jouir dans la mélancolie», «Nietzsche m’a tout piqué» (swing philosophique), «Redéfinir mes objectifs», «Vider des poulets»… Il y a aussi ce morceau de maître : «Les autres, ça va bien 5 minutes». Rire du pire, un vrai programme d’actualité.